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Chapitre 1
— Je… Moi aussi.
Venais-je réellement d’avouer à Téli que je l’aimais ? À en croire le regard presque incrédule qu’il plongea dans le mien après avoir relevé sa tête jusqu’ici nichée dans mon cou, je présume que c’était effectivement le cas. Ne le savait-il pas déjà ? Il connaissait pourtant tout de moi…
Je souris, un peu confuse de cet aveu spontané, puis déposai un chaste baiser sur ses lèvres. J’ignore pourquoi j’étais moi-même si surprise, ces mots énonçaient une évidence. Toutefois, cette affection sincère était sensiblement différente de celle que j’avais ressentie auparavant, pour d’autres. Plus douce, ou moins violente peut-être parce que moins dévastatrice et ne subissant pas l’exigence de s’exprimer charnellement. Pas nécessairement. Mais cet amour existait bel et bien.
Téli resserra son étreinte autour de moi puis cala à nouveau son visage sur mon épaule. Je repris mes caresses sur ses cheveux.
Pour ce que j’en savais, nous nous trouvions dans une espèce de cellule au fin fond de mon esprit. Si moi j’en étais là, la faute en incombait à Voan ; après m’avoir signifié en des termes bruts qu’il refusait d’affronter sa mémoire et ne voulait pas de moi, il s’était livré à une odieuse manipulation pour essayer d’effacer mes souvenirs de notre passé commun. Qu’il ait souhaité en arriver à cette extrémité était inadmissible en soi, mais qu’en plus il m’ait embrassée pour faire tomber mes défenses alors que j’étais moralement fragilisée était intolérable. Et si Téli me tenait compagnie dans ce réduit, affaibli, vulnérable, cela était sans doute dû à l’explosion du bouclier mis en place par les démons pour leurrer les puissances en ayant après moi.
Les guetteurs.
Ces salopards avaient lancé un ange à mes trousses avec pour mission officielle d’essayer de libérer Téli de mon corps et officieuse d’œuvrer à mon élimination, étant entendu que si la première était un succès, elle entraînerait nécessairement la seconde. Pour ce faire, Ylsi, l’ange mercenaire donc, m’avait kidnappée et séquestrée durant un mois. Sans parvenir à aucune de ses fins. Mais il avait prévu un plan B, se débrouillant pour inoculer à Sio et Voan une espèce de poison psychique qui les avait ensuite incités à me rejeter. Et ça, ça avait parfaitement fonctionné ! Sauf que je ne m’étais pas suicidée comme les anges l’avaient escompté, mais j’en serais probablement arrivée à cette extrémité si Téli n’avait pas pris les devants en m’en interdisant la possibilité. Et c’était loin d’être la seule chose qu’il avait faite pour moi.
Quoi qu’il en soit, j’avais eu confirmation de ce que les guetteurs craignaient, de la bouche même d’Ylsi sur lequel Sio était parvenu à mettre le grappin : ce que je devenais ou n’allais pas tarder à être. Téli avait utilisé le terme déesse... Je n’y croyais qu’à moitié et surtout ne comprenais pas comment cela serait possible. Il n’en restait pas moins que ma nature humaine tendait effectivement à se rapprocher de celle des démons que je fréquentais. Toujours d’après Téli. J’étais donc en passe de me transformer en une espèce d’originalité clandestine, n’ayant par conséquent aucune place réelle dans la Création et capable de provoquer le chaos.
En tout cas, ma vie en était un. Un désordre absolu !
Encore qu’à bien y réfléchir, mes deux ruptures successives, à peu de temps d’intervalle, si elles m’avaient dévastée, avaient paradoxalement remis de l’ordre dans mon cœur. Un peu comme si ne plus avoir à redouter que cela n’advienne m’offrait une sorte de liberté et d’apaisement relatif. Laisser vagabonder mes pensées vers Sio et Voan m’affligeait, mais moins que je ne l’aurais imaginé. Ça pouvait ne pas durer, cela dit.
Mes sentiments et ma passion pour eux n’avaient pas faibli en dépit de ce qu’ils m’avaient fait. En réalité, c’était un peu comme s’il importait peu que Voan m’ait évincée ou que la situation avec Sio soit aussi compliquée que lui pouvait l’être parce que tout ce qui comptait était que moi je les aimais. C’était de là que je tirais ma force et de celle-ci dont j’aurais besoin pour les récupérer. Car j’allais me battre, sur tous les fronts à la fois s’il le fallait, mais j’obtiendrais ce que je voulais. C’était ma volonté et je mettrais au défi quiconque (humain, ange, démon ou guetteur) d’oser m’en dissuader ou m’en empêcher.
J’avais toutefois conscience que ce vaste et beau programme ne serait pas réalisable sans une bonne dose d’optimisme et de patience, qualités que je n’étais pas réputée posséder en quantité suffisante. Mais Sio était a priori débarrassé du poison et ne tarderait pas à redevenir lui-même ; Voan pour sa part était toujours intoxiqué, mais il devait bien exister un moyen pour qu’il soit à nouveau lui-même, une faille à exploiter par exemple…
Facile de tirer des plans sur la comète lorsque vous étiez prisonnière de votre propre esprit et surtout rien moins que certaine d’en sortir un jour. Aisé également de se croire assez forte quand vous n’étiez confrontée à rien ni personne. Si nous réchappions de là, je devrais affronter un Sio capable de tout pour me faire plier à sa volonté et un Voan continuant à espérer se faire un jour aimer d’Hadrien.
Il n’empêche que remettre la main sur les deux démons relevait ni plus ni moins que de… que d’une œuvre de charité qui, comme chacun sait, pour être bien ordonnée doit commencer par soi-même ! Voilà ! Ces séparations me faisaient souffrir et s’il existait deux choses dont j’avais soupé, c’était bien la tristesse et la douleur morale !
La situation à laquelle Téli et moi-même étions présentement confrontés ne m’angoissait pas autant qu’elle l’aurait sans doute dû. N’eût été ce dont lui était atteint mais dont il ne m’avait encore rien dit, je pouvais affirmer que j’étais relativement sereine. J’ignorais depuis combien de minutes, heures ou jours nous étions enlacés ; le temps semblait ne plus avoir cours. Il ne faisait ni clair ni sombre, la pénombre était toutefois suffisante pour me permettre de distinguer les limites de la cellule et contempler le beau visage de Téli presque assoupi contre moi. Aucune faim, aucune soif, ni aucune fatigue ne me tenaillaient non plus. Cette absence de presque toute sensation physique capable de me renseigner sur mon état général suite à l’incident commençait à me peser. Et si ce statu quo perdurait, je n’allais pas tarder à m’inquiéter un peu tout de même.
— Téli, murmurai-je en effleurant sa joue du dos de la main.
— Mmm ?
— Ça va ? Comment te sens-tu ?
— Bien.
Ouf !
— Tu peux me dire ce qui s’est passé ?
Téli expira, déposa un baiser dans mon cou puis se redressa pour me regarder. Son regard était redevenu normal, le vert de ses iris était lumineux. J’en soupirai de soulagement.
— Le bouclier a explosé, articula-t-il tout bas.
— J’avais compris.
— Voan n’est pas l’unique responsable, s’empressa-t-il de rajouter. La protection était déjà devenue insuffisante pour endiguer toute ton énergie.
Pourquoi lui cherchait-il des excuses ? En ce qui me concernait, à cet instant, je ne lui en allouais que peu. Voire aucune.
— C’est pour ça que tu allais mal ? m’inquiétai-je. Tu t’es tout pris en bloc ?
— Presque, ça a créé un déséquilibre en toi : ton énergie brusquement délivrée s’est jetée sur la seule source de pouvoir disponible capable de lui permettre de se stabiliser et ne pas te consumer totalement : la mienne.
— Je suis désolée, soufflai-je en baissant la tête, mortifiée d’être bel et bien en cause dans son état.
Téli me libéra totalement de ses bras et s’agenouilla en face de moi. J’en profitai pour me redresser un peu.
— Ne le sois pas, ma douce, murmura-t-il en s’emparant de l’une de mes mains. C’est un phénomène contre lequel tu n’aurais rien pu faire. Mais Voan n’aurait pas dû tenter une intrusion dans ta tête sans autorisation alors qu’il a lui-même contribué à mettre la protection en place.
— Qu’est-ce que ça change qu’il en soit à l’origine ? l’interrogeai-je.
— Son intervention a provoqué une résonance avec la sienne propre justement contenue dans le bouclier. La vibration a amplifié le processus initié par ton énergie grandissante de l’autre côté de la paroi déjà affaiblie. Mais c’est ton sentiment de révolte vis-à-vis de ses agissements qui a tout fait exploser.
— Mais qu’est-ce qui lui a pris de faire une chose pareille, alors ?! Il devait bien se douter que c’était risqué, non ? Pourquoi…
— Je crois qu’il est terrorisé par ce qu’il a vu dans tes souvenirs. Il est complètement perdu.
— Dis plutôt qu’il n’assume pas, maugréai-je.
— Tu sais aussi bien que moi à quel point il est sensible ; être confronté à une autre réalité que celle que l’on pensait être sienne perturberait n’importe qui.
— Ouais, je sais ce que c’est, soupirai-je. J’ai vécu la même chose.
— Donc tu peux le comprendre.
— Mais je le comprends ! m’irritai-je. Seulement, ses manières de faire sont inexcusables.
— Vraiment ? Tu as entendu ce qu’il a dit ? Ce qu’il ressent lorsqu’il est près de toi le déroute. D’ailleurs, je me demande ce qui a réellement motivé le baiser qu’il t’a donné. J’ai l’intuition qu’il s’agissait plus d’une envie que d’une réelle intention de te manipuler. Son corps ne va pas tarder à le trahir.
Je gardai le silence. Qu’aurais-je pu répondre, mis à part que c’était ce que j’espérais de tout mon cœur. Et que j’étais prête à n’importe quoi pour faire partie du complot.
Tout ceci était bien joli, mais il ne se produirait jamais rien si Téli et moi restions coincés dans ma tête. Aussi, changeai-je de sujet pour un autre un tantinet moins délicat.
— À ton avis, nous allons être bloqués ici combien de temps encore ?
— Nous ne sommes pas bloqués.
Et il m’annonçait ça comme ça, le bougre !
— Tu te fous de moi ? m’exclamai-je. Je croyais que…
— Non, c’est juste que… que je voulais t’avoir un peu pour moi tout seul, m’expliqua-t-il, arborant une mine penaude de petit garçon pris en faute qui me donna envie de rire autant que de lui coller une bonne fessée.
Je pinçai les lèvres.
— Depuis combien de temps es-tu rétabli ? m’enquis-je en haussant un sourcil.
— Heeeuuu… un moment déjà.
— Et tu m’as laissé m’inquiéter ? m’offusquai-je encore en le foudroyant du regard.
— J’ai juste profité un peu de la situation pour me faire câliner, ronronna-t-il. J’aime bien quand tu prends soin de moi.
— Ça te change, hein ? plaisantai-je.
J’étais manifestement incapable de lui en vouloir plus de deux minutes. Et il le savait le chameau !
— Ouais, convint-il avec un sourire qui ne resta pas sur son visage. Sláine ?
— Quoi ?
— J’ai un souci, me confia-t-il.
— Lequel ? m’enquis-je, redevenant instantanément sérieuse.
Téli passa ses jambes de chaque côté des miennes et se rapprocha de moi avant de les emprisonner en s’asseyant dessus.
— J’ai une furieuse envie de t’embrasser, répondit-il enfin.
— Tu es impossible, soufflai-je en roulant des yeux.
Il se pencha sur moi et plongea son regard dans le mien.
— Je sais, ça fait partie de mon charme.
Une de ses mains se glissa sous mes cheveux avant de se faufiler sur ma nuque. Sa bouche effleura ma joue.
— Si tu le dis, soupirai-je.
— Tu n’es pas d’accord ?
— Ce n’est pas ce que je préfère chez toi, murmurai-je en frissonnant sous les caresses de ses lèvres.
Sa main libre s’aventura sous mon T-shirt. Elle était brûlante, incroyablement douce. Et remontait vers mon sein. Concentrée sur son si délicieux trajet, impatiente qu’elle arrive à destination, je sentais mes pensées s’évanouir à mesure qu’elles naissaient, telles les éphémères bulles de savon. Je fermai les yeux. Cogiter était aussi inutile que s’y essayer. Mais pas faire le plein de douceur.
— Ah non ? C’est quoi alors ?
— C’est quoi, quoi ? marmonnai-je, revenant brièvement à la surface.
— Rien, susurra-t-il, un sourire dans la voix.
Son baiser ne fut pas empreint d’autant de délicatesse que ses caresses l’avaient laissé présager, mais empli de passion. Je m’y abandonnai, cambrant mon corps contre le sien et nouant mes bras derrière sa tête.
Ce fut le dernier souvenir que je gardai avant d’ouvrir les yeux, dans la réalité. Je n’en voulus aucunement à Téli pour cette agréable petite ruse.
La douce pénombre baignant la pièce où je m’éveillai fut moins en cause que le plafond sur lequel ils se posèrent dans ma perplexité étonnée. Je cillai, plusieurs fois. Bleu nuit, piqueté d’une multitude d’étoiles argentées, le ciel de lit en était effectivement un. Un ciel nocturne.
Joli !
Mais où diantre pouvais-je bien me trouver ?
Comme montée sur ressort, je m’assis dans le lit. À baldaquin donc. Tout droit sorti d’un conte de fées. Et où étaient les mignons petits oiseaux, souris, souriceaux et autres bestioles supposées m’aider à m’habiller et me coiffer lorsque je me lèverais ?
Pfff.
Bon, j’étais de mauvaise foi. La surprise et le sentiment d’égarement sans doute. Le lit n’était pas si nunuche que cela ! Assez grand pour faire des galipettes à plusieurs sans risquer une chute accidentelle, ses colonnes en bois foncé sculptées de simples volutes restaient d’une sobriété de bon goût. Et l’énorme édredon en satin bleu nuit pesant sur mes jambes avait tout d’un produit moderne. Je ne pus m’empêcher d’en éprouver la douceur, ma main caressa le tissu.
Flanqué de deux tables de chevet assorties, le lit était situé tout au fond d’une vaste et splendide chambre dont la tapisserie s’harmonisait avec la couleur des draps comme je pus le constater en laissant errer mon regard au-delà de la couche. La blancheur du plafond à moulures, celle des diverses boiseries et plinthes contrastait avec la dominante bleue qu’elle mettait en valeur. En fait de chambre, la pièce évoquait plutôt une suite de Palace. Quoiqu’en ce qui me concernait je n’avais jamais mis les pieds dans de tels hôtels et ne pouvais donc que supposer cette comparaison.
Au centre d’un splendide tapis tissé de plusieurs nuances de bleu, trois fauteuils recouverts de soie bleu charron cernaient un grand guéridon supportant une composition florale artistiquement agencée dans un vase valant probablement à lui tout seul la totalité de mes possessions, voire plus. Un peu plus loin, je pouvais voir, adossés aux deux murs opposés, une bibliothèque et une commode d’une part, un petit secrétaire et une ottomane d’autre part.
J’étais bien incapable de définir le style de tous ces meubles coûteux ; s’ils évoquaient vaguement celui de l’un des Louis de France, ils recelaient également une touche de modernisme dans leurs lignes. Tout comme le reste de la pièce où s’harmonisaient l’ancien et le presque moderne.
Mon regard se fixa enfin tout au fond de cette suite plus longue que large dont le mur était percé d’une porte. Un sourire étira mes lèvres. La curiosité prit le pas sur toute autre considération.
Repoussant draps et édredon, je sortis du lit. Mes pieds nus se posèrent sur une moquette aussi foncée que le papier peint (en passant, je plaignis sincèrement le préposé à l’aspirateur ; la moindre peluche blanche sur une telle couleur devait se voir comme un phare dans la nuit) et d’un moelleux si extraordinaire que c’était presque un crime de la fouler.
Dans une forme étonnamment bonne, sans menace de migraine à l’horizon et pas même déprimée, j’entamais donc ma petite visite.
Jetant un coup d’œil à l’une des deux grandes fenêtres à la française, je notai qu’il faisait sombre dehors. À vue de nez, la nuit était encore jeune. Reportant momentanément ma découverte de la pièce attenante qui ne pouvait qu’être la salle de bain, je m’approchai de l’ouverture. Je ne découvris pas grand-chose hormis que la chambre se situait au premier étage de ce qui devait être un petit château ou un manoir à en juger par le cadre de la fenêtre en pierre de taille claire et que j’avais vue sur un parc ; l’obscurité m’empêchait de bien le voir et surtout d’en appréhender l’étendue. Ne m’attardant pas, je repris mon avancée jusqu’à la salle d’eau.
Sauf que c’était bien plus qu’une salle de bains à mon sens, j’aurais plutôt dit un salon de SPA décoré façon thermes romains. Là encore, la modernité conférée par l’alliance de noir et de blanc s’harmonisait parfaitement avec le style antique. C’était tout bonnement splendide. Entre la douche à l’italienne aux murs habillés d’une mosaïque imitant celle retrouvée à Herculanum figurant Triton et quelques hippocampes, une baignoire encastrée dans le sol évoquant plus une piscine où une autre mosaïque représentait des vaguelettes stylisées, le sol carrelé de marbre opalin rappelant celui de la vasque elle-même agrémentée d’un mitigeur auquel la teinte bronze donnait un air ancien, le luxe d’un goût exquis était partout. Quelques étagères supportaient du linge blanc et noir ainsi qu’un assortiment de produits de toilette haut de gamme.
Un sifflement admiratif, et fort peu élégant, franchit mes lèvres. Lutter contre la tentation de longues ablutions dans ce décor de rêve me fut difficile. D’ailleurs, il ne me fallut pas très longtemps pour y céder finalement.
Enveloppée dans mon douillet drap de bain, j’entrepris ensuite de farfouiller un peu dans la pièce à la recherche de quelque chose à me mettre sur le dos. À mon réveil, je portais le même T-shirt qu’au moment de l’accident du bouclier et mon jean semblait avoir mystérieusement disparu, en tout cas je ne l’avais pas aperçu. Mon idée à court terme étant de fureter dans la demeure, à condition de n’être pas bouclée dans la chambre naturellement, je n’allais certes pas m’y balader à moitié nue. Si je n’avais aucune assurance de l’identité du propriétaire, je supposais tout de même que ce manoir devait appartenir à Axir. Sauf à avoir été kidnappée une fois de plus par mes ennemis, bien entendu. Mais ceux-ci ne m’auraient certainement pas aussi bien traitée si tel avait été le cas.
J’en eus la presque confirmation lorsque j’avisais quelques vêtements déposés sur une banquette accolée au bout du lit et que je n’avais pas remarquée en me levant. Dans l’absolu, je n’avais rien contre porter la jupe fourreau, le chemisier en soie ou encore la merveilleuse lingerie fine, bas et porte-jarretelles compris, le tout noir et préparé à mon intention. Mais pas pour l’instant. Il n’empêche, je me demandais lequel de ces coquins de démons avait fait cette sélection.
Au bout d’environ cinq minutes de recherche, je finis par découvrir le système d’ouverture du dressing habilement dissimulé dans l’une des cloisons de la pièce. J’y prélevai une tenue moins sexy mais plus confortable, un petit pull anthracite avec col en V ainsi qu’un legging de la même couleur et une paire de ballerines.
La main sur la poignée de la porte, j’attendis que mon estomac ait terminé de se manifester bruyamment pour l’actionner.
Débouchant sur un couloir faiblement éclairé et désert, je jetai un coup d’œil d’un côté, puis de l’autre. Ma chambre se situait à peu près à la moitié d’un long corridor. Le silence ambiant fut à peine perturbé par le bruit de mes pas étouffés par la moquette lorsque je pris sur ma droite ; une applique allumée au bout de la galerie diffusant un peu de lumière m’avait permis de distinguer que l’accès au rez-de-chaussée se trouvait par là.
Le revêtement pourpre du couloir fit place à un tapis rouge recouvrant les marches en pierre blanche d’un escalier donnant sur un vestibule désert et dépourvu de décoration si l’on excluait la rosace en marqueterie de marbre du sol.
Je n’avais pas particulièrement décidé d’être furtive, néanmoins je ne souhaitais pas non plus faire une arrivée en fanfare dans cette demeure inconnue. Mon intention était surtout de me rendre compte de la situation par moi-même pour ne pas me retrouver dans une position embarrassante pour le cas où certaines personnes seraient présentes. Naturellement, je ratai mon coup. Doublement.
Me déplaçant sur la pointe des pieds avec précaution pour rester discrète, je lâchais un glapissement de surprise lorsqu’une voix grave qui ne m’était pas étrangère résonna comme de bien entendu sur ma droite puisque mon regard était orienté de l’autre côté.
— Je peux savoir ce que tu trafiques ?
Je tournai si vite la tête dans sa direction que mon cou regimba. Ce qui ne m’empêcha nullement de foudroyer Axir des yeux.
— En dehors de faire une crise cardiaque, vous voulez dire ? bougonnai-je, pressant ma main sur mon cœur comme si cela avait eu la possibilité d’en calmer les battements désordonnés.
Le démon croisa lentement ses bras sur son torse, leva un sourcil et m’observa comme l’aurait fait n’importe quel tuteur prenant sa pupille en flagrant délit de désobéissance ou d’école buissonnière et peu enclin à faire preuve de mansuétude.
Innocente, je devais néanmoins avoir l’air de quelqu’un cherchant à toute allure un mensonge plausible pour se justifier. Axir attendit patiemment d’entendre quelle excuse allait franchir mes lèvres.
— Je faisais un tour, répondis-je en haussant les épaules. On est chez vous ici ? demandai-je ensuite.
— Effectivement, articula-t-il un peu abruptement. Disposition rendue nécessaire par ta bêtise.
— Ma bêtise ? m’offusquai-je.
Axir décroisa ses bras et m’attrapa au niveau du biceps.
— Tu as démoli le bouclier, gronda-t-il.
Sous le coup d’une colère que je ne comprenais pas, car dirigée contre moi alors que je n’avais rien fait de mal, les iris d’Axir semblaient avoir pratiquement perdu toute couleur. C’était assez déstabilisant. Et terrifiant.
— Non, mais vous débloquez à plein régime ! m’exclamai-je en tentant de décrocher un à un ses doigts et de le freiner dans son intention de m’emmener de force je ne sais où. Je n’ai rien fait. Pas exprès en tout cas. Il a explosé par la faute de Voan, me défendis-je. Et lâchez-moi !
Axir s’immobilisa et me regarda droit dans les yeux.
Brrr. Un tel regard, digne du plus performant des détecteurs de mensonges, ça faisait vraiment froid dans le dos !
Je sus qu’il me croyait, ou m’accordait au moins le bénéfice du doute lorsque son visage s’adoucit et qu’un peu de couleur habita de nouveau ses iris.
— Très bien, murmura-t-il. Nous en discuterons tout à l’heure. Comment te sens-tu ?
— Ça va, marmonnai-je. Combien de temps…
— Deux jours…
Tant que ça ?!
— Tu te sens aussi d’attaque pour affronter ce qui t’attend au salon ? reprit Axir.
Mon cœur rata un battement.
— Comment ça, ce qui m’attend ? m’inquiétai-je, fronçant les sourcils et bien entendu envisageant le pire.
— Je te fais un topo : Siatris est fou d’angoisse et en colère, Madimi ne vaut guère mieux, Sio et Voan sont là. Accompagnés.
Quelle situation de rêve ! Pile-poil ce dont j’avais besoin. Ce n’était pas le pire, mais pas le pied non plus.
— Ça va aller ? s’enquit Axir.
— Faudra bien, soupirai-je. Mais je voudrais savoir une chose. Voan a réellement laissé entendre que tout ça était de ma faute ?
Ça, ça me restait vraiment en travers de la gorge tout de même.
— Plus ou moins. Il n’a pas bien compris ce qui s’est passé en réalité.
— Moi si ! m’exclamai-je. Et rien ne serait arrivé, du moins pas de cette façon, s’il n’avait pas tenté d’effacer certains de mes souvenirs de force, maugréai-je. Mais Téli m’a informée que…
— Quand ça ?
— Lorsque j’étais inconsciente. Il m’a dit que le bouclier n’aurait pas tardé à céder de toute façon.
— Je voulais dire : quand Voan a-t-il fait cette tentative ?
— Il a sauté sur l’occasion dès qu’il l’a pu. Dans la pièce aveugle. Vous allez le punir ? fis-je ensuite pleine d’une espérance un peu mauvaise.
Axir eut un de ces sourires bienveillants que l’on adresse en général aux enfants naïfs.
— Non.
— Dommage. Mais au fait pourquoi tout le monde a été rapatrié ici ?
— Chaque chose en son temps. Tu dînes, nous discuterons de tout ceci après.
— Je… Moi aussi.
Venais-je réellement d’avouer à Téli que je l’aimais ? À en croire le regard presque incrédule qu’il plongea dans le mien après avoir relevé sa tête jusqu’ici nichée dans mon cou, je présume que c’était effectivement le cas. Ne le savait-il pas déjà ? Il connaissait pourtant tout de moi…
Je souris, un peu confuse de cet aveu spontané, puis déposai un chaste baiser sur ses lèvres. J’ignore pourquoi j’étais moi-même si surprise, ces mots énonçaient une évidence. Toutefois, cette affection sincère était sensiblement différente de celle que j’avais ressentie auparavant, pour d’autres. Plus douce, ou moins violente peut-être parce que moins dévastatrice et ne subissant pas l’exigence de s’exprimer charnellement. Pas nécessairement. Mais cet amour existait bel et bien.
Téli resserra son étreinte autour de moi puis cala à nouveau son visage sur mon épaule. Je repris mes caresses sur ses cheveux.
Pour ce que j’en savais, nous nous trouvions dans une espèce de cellule au fin fond de mon esprit. Si moi j’en étais là, la faute en incombait à Voan ; après m’avoir signifié en des termes bruts qu’il refusait d’affronter sa mémoire et ne voulait pas de moi, il s’était livré à une odieuse manipulation pour essayer d’effacer mes souvenirs de notre passé commun. Qu’il ait souhaité en arriver à cette extrémité était inadmissible en soi, mais qu’en plus il m’ait embrassée pour faire tomber mes défenses alors que j’étais moralement fragilisée était intolérable. Et si Téli me tenait compagnie dans ce réduit, affaibli, vulnérable, cela était sans doute dû à l’explosion du bouclier mis en place par les démons pour leurrer les puissances en ayant après moi.
Les guetteurs.
Ces salopards avaient lancé un ange à mes trousses avec pour mission officielle d’essayer de libérer Téli de mon corps et officieuse d’œuvrer à mon élimination, étant entendu que si la première était un succès, elle entraînerait nécessairement la seconde. Pour ce faire, Ylsi, l’ange mercenaire donc, m’avait kidnappée et séquestrée durant un mois. Sans parvenir à aucune de ses fins. Mais il avait prévu un plan B, se débrouillant pour inoculer à Sio et Voan une espèce de poison psychique qui les avait ensuite incités à me rejeter. Et ça, ça avait parfaitement fonctionné ! Sauf que je ne m’étais pas suicidée comme les anges l’avaient escompté, mais j’en serais probablement arrivée à cette extrémité si Téli n’avait pas pris les devants en m’en interdisant la possibilité. Et c’était loin d’être la seule chose qu’il avait faite pour moi.
Quoi qu’il en soit, j’avais eu confirmation de ce que les guetteurs craignaient, de la bouche même d’Ylsi sur lequel Sio était parvenu à mettre le grappin : ce que je devenais ou n’allais pas tarder à être. Téli avait utilisé le terme déesse... Je n’y croyais qu’à moitié et surtout ne comprenais pas comment cela serait possible. Il n’en restait pas moins que ma nature humaine tendait effectivement à se rapprocher de celle des démons que je fréquentais. Toujours d’après Téli. J’étais donc en passe de me transformer en une espèce d’originalité clandestine, n’ayant par conséquent aucune place réelle dans la Création et capable de provoquer le chaos.
En tout cas, ma vie en était un. Un désordre absolu !
Encore qu’à bien y réfléchir, mes deux ruptures successives, à peu de temps d’intervalle, si elles m’avaient dévastée, avaient paradoxalement remis de l’ordre dans mon cœur. Un peu comme si ne plus avoir à redouter que cela n’advienne m’offrait une sorte de liberté et d’apaisement relatif. Laisser vagabonder mes pensées vers Sio et Voan m’affligeait, mais moins que je ne l’aurais imaginé. Ça pouvait ne pas durer, cela dit.
Mes sentiments et ma passion pour eux n’avaient pas faibli en dépit de ce qu’ils m’avaient fait. En réalité, c’était un peu comme s’il importait peu que Voan m’ait évincée ou que la situation avec Sio soit aussi compliquée que lui pouvait l’être parce que tout ce qui comptait était que moi je les aimais. C’était de là que je tirais ma force et de celle-ci dont j’aurais besoin pour les récupérer. Car j’allais me battre, sur tous les fronts à la fois s’il le fallait, mais j’obtiendrais ce que je voulais. C’était ma volonté et je mettrais au défi quiconque (humain, ange, démon ou guetteur) d’oser m’en dissuader ou m’en empêcher.
J’avais toutefois conscience que ce vaste et beau programme ne serait pas réalisable sans une bonne dose d’optimisme et de patience, qualités que je n’étais pas réputée posséder en quantité suffisante. Mais Sio était a priori débarrassé du poison et ne tarderait pas à redevenir lui-même ; Voan pour sa part était toujours intoxiqué, mais il devait bien exister un moyen pour qu’il soit à nouveau lui-même, une faille à exploiter par exemple…
Facile de tirer des plans sur la comète lorsque vous étiez prisonnière de votre propre esprit et surtout rien moins que certaine d’en sortir un jour. Aisé également de se croire assez forte quand vous n’étiez confrontée à rien ni personne. Si nous réchappions de là, je devrais affronter un Sio capable de tout pour me faire plier à sa volonté et un Voan continuant à espérer se faire un jour aimer d’Hadrien.
Il n’empêche que remettre la main sur les deux démons relevait ni plus ni moins que de… que d’une œuvre de charité qui, comme chacun sait, pour être bien ordonnée doit commencer par soi-même ! Voilà ! Ces séparations me faisaient souffrir et s’il existait deux choses dont j’avais soupé, c’était bien la tristesse et la douleur morale !
La situation à laquelle Téli et moi-même étions présentement confrontés ne m’angoissait pas autant qu’elle l’aurait sans doute dû. N’eût été ce dont lui était atteint mais dont il ne m’avait encore rien dit, je pouvais affirmer que j’étais relativement sereine. J’ignorais depuis combien de minutes, heures ou jours nous étions enlacés ; le temps semblait ne plus avoir cours. Il ne faisait ni clair ni sombre, la pénombre était toutefois suffisante pour me permettre de distinguer les limites de la cellule et contempler le beau visage de Téli presque assoupi contre moi. Aucune faim, aucune soif, ni aucune fatigue ne me tenaillaient non plus. Cette absence de presque toute sensation physique capable de me renseigner sur mon état général suite à l’incident commençait à me peser. Et si ce statu quo perdurait, je n’allais pas tarder à m’inquiéter un peu tout de même.
— Téli, murmurai-je en effleurant sa joue du dos de la main.
— Mmm ?
— Ça va ? Comment te sens-tu ?
— Bien.
Ouf !
— Tu peux me dire ce qui s’est passé ?
Téli expira, déposa un baiser dans mon cou puis se redressa pour me regarder. Son regard était redevenu normal, le vert de ses iris était lumineux. J’en soupirai de soulagement.
— Le bouclier a explosé, articula-t-il tout bas.
— J’avais compris.
— Voan n’est pas l’unique responsable, s’empressa-t-il de rajouter. La protection était déjà devenue insuffisante pour endiguer toute ton énergie.
Pourquoi lui cherchait-il des excuses ? En ce qui me concernait, à cet instant, je ne lui en allouais que peu. Voire aucune.
— C’est pour ça que tu allais mal ? m’inquiétai-je. Tu t’es tout pris en bloc ?
— Presque, ça a créé un déséquilibre en toi : ton énergie brusquement délivrée s’est jetée sur la seule source de pouvoir disponible capable de lui permettre de se stabiliser et ne pas te consumer totalement : la mienne.
— Je suis désolée, soufflai-je en baissant la tête, mortifiée d’être bel et bien en cause dans son état.
Téli me libéra totalement de ses bras et s’agenouilla en face de moi. J’en profitai pour me redresser un peu.
— Ne le sois pas, ma douce, murmura-t-il en s’emparant de l’une de mes mains. C’est un phénomène contre lequel tu n’aurais rien pu faire. Mais Voan n’aurait pas dû tenter une intrusion dans ta tête sans autorisation alors qu’il a lui-même contribué à mettre la protection en place.
— Qu’est-ce que ça change qu’il en soit à l’origine ? l’interrogeai-je.
— Son intervention a provoqué une résonance avec la sienne propre justement contenue dans le bouclier. La vibration a amplifié le processus initié par ton énergie grandissante de l’autre côté de la paroi déjà affaiblie. Mais c’est ton sentiment de révolte vis-à-vis de ses agissements qui a tout fait exploser.
— Mais qu’est-ce qui lui a pris de faire une chose pareille, alors ?! Il devait bien se douter que c’était risqué, non ? Pourquoi…
— Je crois qu’il est terrorisé par ce qu’il a vu dans tes souvenirs. Il est complètement perdu.
— Dis plutôt qu’il n’assume pas, maugréai-je.
— Tu sais aussi bien que moi à quel point il est sensible ; être confronté à une autre réalité que celle que l’on pensait être sienne perturberait n’importe qui.
— Ouais, je sais ce que c’est, soupirai-je. J’ai vécu la même chose.
— Donc tu peux le comprendre.
— Mais je le comprends ! m’irritai-je. Seulement, ses manières de faire sont inexcusables.
— Vraiment ? Tu as entendu ce qu’il a dit ? Ce qu’il ressent lorsqu’il est près de toi le déroute. D’ailleurs, je me demande ce qui a réellement motivé le baiser qu’il t’a donné. J’ai l’intuition qu’il s’agissait plus d’une envie que d’une réelle intention de te manipuler. Son corps ne va pas tarder à le trahir.
Je gardai le silence. Qu’aurais-je pu répondre, mis à part que c’était ce que j’espérais de tout mon cœur. Et que j’étais prête à n’importe quoi pour faire partie du complot.
Tout ceci était bien joli, mais il ne se produirait jamais rien si Téli et moi restions coincés dans ma tête. Aussi, changeai-je de sujet pour un autre un tantinet moins délicat.
— À ton avis, nous allons être bloqués ici combien de temps encore ?
— Nous ne sommes pas bloqués.
Et il m’annonçait ça comme ça, le bougre !
— Tu te fous de moi ? m’exclamai-je. Je croyais que…
— Non, c’est juste que… que je voulais t’avoir un peu pour moi tout seul, m’expliqua-t-il, arborant une mine penaude de petit garçon pris en faute qui me donna envie de rire autant que de lui coller une bonne fessée.
Je pinçai les lèvres.
— Depuis combien de temps es-tu rétabli ? m’enquis-je en haussant un sourcil.
— Heeeuuu… un moment déjà.
— Et tu m’as laissé m’inquiéter ? m’offusquai-je encore en le foudroyant du regard.
— J’ai juste profité un peu de la situation pour me faire câliner, ronronna-t-il. J’aime bien quand tu prends soin de moi.
— Ça te change, hein ? plaisantai-je.
J’étais manifestement incapable de lui en vouloir plus de deux minutes. Et il le savait le chameau !
— Ouais, convint-il avec un sourire qui ne resta pas sur son visage. Sláine ?
— Quoi ?
— J’ai un souci, me confia-t-il.
— Lequel ? m’enquis-je, redevenant instantanément sérieuse.
Téli passa ses jambes de chaque côté des miennes et se rapprocha de moi avant de les emprisonner en s’asseyant dessus.
— J’ai une furieuse envie de t’embrasser, répondit-il enfin.
— Tu es impossible, soufflai-je en roulant des yeux.
Il se pencha sur moi et plongea son regard dans le mien.
— Je sais, ça fait partie de mon charme.
Une de ses mains se glissa sous mes cheveux avant de se faufiler sur ma nuque. Sa bouche effleura ma joue.
— Si tu le dis, soupirai-je.
— Tu n’es pas d’accord ?
— Ce n’est pas ce que je préfère chez toi, murmurai-je en frissonnant sous les caresses de ses lèvres.
Sa main libre s’aventura sous mon T-shirt. Elle était brûlante, incroyablement douce. Et remontait vers mon sein. Concentrée sur son si délicieux trajet, impatiente qu’elle arrive à destination, je sentais mes pensées s’évanouir à mesure qu’elles naissaient, telles les éphémères bulles de savon. Je fermai les yeux. Cogiter était aussi inutile que s’y essayer. Mais pas faire le plein de douceur.
— Ah non ? C’est quoi alors ?
— C’est quoi, quoi ? marmonnai-je, revenant brièvement à la surface.
— Rien, susurra-t-il, un sourire dans la voix.
Son baiser ne fut pas empreint d’autant de délicatesse que ses caresses l’avaient laissé présager, mais empli de passion. Je m’y abandonnai, cambrant mon corps contre le sien et nouant mes bras derrière sa tête.
Ce fut le dernier souvenir que je gardai avant d’ouvrir les yeux, dans la réalité. Je n’en voulus aucunement à Téli pour cette agréable petite ruse.
La douce pénombre baignant la pièce où je m’éveillai fut moins en cause que le plafond sur lequel ils se posèrent dans ma perplexité étonnée. Je cillai, plusieurs fois. Bleu nuit, piqueté d’une multitude d’étoiles argentées, le ciel de lit en était effectivement un. Un ciel nocturne.
Joli !
Mais où diantre pouvais-je bien me trouver ?
Comme montée sur ressort, je m’assis dans le lit. À baldaquin donc. Tout droit sorti d’un conte de fées. Et où étaient les mignons petits oiseaux, souris, souriceaux et autres bestioles supposées m’aider à m’habiller et me coiffer lorsque je me lèverais ?
Pfff.
Bon, j’étais de mauvaise foi. La surprise et le sentiment d’égarement sans doute. Le lit n’était pas si nunuche que cela ! Assez grand pour faire des galipettes à plusieurs sans risquer une chute accidentelle, ses colonnes en bois foncé sculptées de simples volutes restaient d’une sobriété de bon goût. Et l’énorme édredon en satin bleu nuit pesant sur mes jambes avait tout d’un produit moderne. Je ne pus m’empêcher d’en éprouver la douceur, ma main caressa le tissu.
Flanqué de deux tables de chevet assorties, le lit était situé tout au fond d’une vaste et splendide chambre dont la tapisserie s’harmonisait avec la couleur des draps comme je pus le constater en laissant errer mon regard au-delà de la couche. La blancheur du plafond à moulures, celle des diverses boiseries et plinthes contrastait avec la dominante bleue qu’elle mettait en valeur. En fait de chambre, la pièce évoquait plutôt une suite de Palace. Quoiqu’en ce qui me concernait je n’avais jamais mis les pieds dans de tels hôtels et ne pouvais donc que supposer cette comparaison.
Au centre d’un splendide tapis tissé de plusieurs nuances de bleu, trois fauteuils recouverts de soie bleu charron cernaient un grand guéridon supportant une composition florale artistiquement agencée dans un vase valant probablement à lui tout seul la totalité de mes possessions, voire plus. Un peu plus loin, je pouvais voir, adossés aux deux murs opposés, une bibliothèque et une commode d’une part, un petit secrétaire et une ottomane d’autre part.
J’étais bien incapable de définir le style de tous ces meubles coûteux ; s’ils évoquaient vaguement celui de l’un des Louis de France, ils recelaient également une touche de modernisme dans leurs lignes. Tout comme le reste de la pièce où s’harmonisaient l’ancien et le presque moderne.
Mon regard se fixa enfin tout au fond de cette suite plus longue que large dont le mur était percé d’une porte. Un sourire étira mes lèvres. La curiosité prit le pas sur toute autre considération.
Repoussant draps et édredon, je sortis du lit. Mes pieds nus se posèrent sur une moquette aussi foncée que le papier peint (en passant, je plaignis sincèrement le préposé à l’aspirateur ; la moindre peluche blanche sur une telle couleur devait se voir comme un phare dans la nuit) et d’un moelleux si extraordinaire que c’était presque un crime de la fouler.
Dans une forme étonnamment bonne, sans menace de migraine à l’horizon et pas même déprimée, j’entamais donc ma petite visite.
Jetant un coup d’œil à l’une des deux grandes fenêtres à la française, je notai qu’il faisait sombre dehors. À vue de nez, la nuit était encore jeune. Reportant momentanément ma découverte de la pièce attenante qui ne pouvait qu’être la salle de bain, je m’approchai de l’ouverture. Je ne découvris pas grand-chose hormis que la chambre se situait au premier étage de ce qui devait être un petit château ou un manoir à en juger par le cadre de la fenêtre en pierre de taille claire et que j’avais vue sur un parc ; l’obscurité m’empêchait de bien le voir et surtout d’en appréhender l’étendue. Ne m’attardant pas, je repris mon avancée jusqu’à la salle d’eau.
Sauf que c’était bien plus qu’une salle de bains à mon sens, j’aurais plutôt dit un salon de SPA décoré façon thermes romains. Là encore, la modernité conférée par l’alliance de noir et de blanc s’harmonisait parfaitement avec le style antique. C’était tout bonnement splendide. Entre la douche à l’italienne aux murs habillés d’une mosaïque imitant celle retrouvée à Herculanum figurant Triton et quelques hippocampes, une baignoire encastrée dans le sol évoquant plus une piscine où une autre mosaïque représentait des vaguelettes stylisées, le sol carrelé de marbre opalin rappelant celui de la vasque elle-même agrémentée d’un mitigeur auquel la teinte bronze donnait un air ancien, le luxe d’un goût exquis était partout. Quelques étagères supportaient du linge blanc et noir ainsi qu’un assortiment de produits de toilette haut de gamme.
Un sifflement admiratif, et fort peu élégant, franchit mes lèvres. Lutter contre la tentation de longues ablutions dans ce décor de rêve me fut difficile. D’ailleurs, il ne me fallut pas très longtemps pour y céder finalement.
Enveloppée dans mon douillet drap de bain, j’entrepris ensuite de farfouiller un peu dans la pièce à la recherche de quelque chose à me mettre sur le dos. À mon réveil, je portais le même T-shirt qu’au moment de l’accident du bouclier et mon jean semblait avoir mystérieusement disparu, en tout cas je ne l’avais pas aperçu. Mon idée à court terme étant de fureter dans la demeure, à condition de n’être pas bouclée dans la chambre naturellement, je n’allais certes pas m’y balader à moitié nue. Si je n’avais aucune assurance de l’identité du propriétaire, je supposais tout de même que ce manoir devait appartenir à Axir. Sauf à avoir été kidnappée une fois de plus par mes ennemis, bien entendu. Mais ceux-ci ne m’auraient certainement pas aussi bien traitée si tel avait été le cas.
J’en eus la presque confirmation lorsque j’avisais quelques vêtements déposés sur une banquette accolée au bout du lit et que je n’avais pas remarquée en me levant. Dans l’absolu, je n’avais rien contre porter la jupe fourreau, le chemisier en soie ou encore la merveilleuse lingerie fine, bas et porte-jarretelles compris, le tout noir et préparé à mon intention. Mais pas pour l’instant. Il n’empêche, je me demandais lequel de ces coquins de démons avait fait cette sélection.
Au bout d’environ cinq minutes de recherche, je finis par découvrir le système d’ouverture du dressing habilement dissimulé dans l’une des cloisons de la pièce. J’y prélevai une tenue moins sexy mais plus confortable, un petit pull anthracite avec col en V ainsi qu’un legging de la même couleur et une paire de ballerines.
La main sur la poignée de la porte, j’attendis que mon estomac ait terminé de se manifester bruyamment pour l’actionner.
Débouchant sur un couloir faiblement éclairé et désert, je jetai un coup d’œil d’un côté, puis de l’autre. Ma chambre se situait à peu près à la moitié d’un long corridor. Le silence ambiant fut à peine perturbé par le bruit de mes pas étouffés par la moquette lorsque je pris sur ma droite ; une applique allumée au bout de la galerie diffusant un peu de lumière m’avait permis de distinguer que l’accès au rez-de-chaussée se trouvait par là.
Le revêtement pourpre du couloir fit place à un tapis rouge recouvrant les marches en pierre blanche d’un escalier donnant sur un vestibule désert et dépourvu de décoration si l’on excluait la rosace en marqueterie de marbre du sol.
Je n’avais pas particulièrement décidé d’être furtive, néanmoins je ne souhaitais pas non plus faire une arrivée en fanfare dans cette demeure inconnue. Mon intention était surtout de me rendre compte de la situation par moi-même pour ne pas me retrouver dans une position embarrassante pour le cas où certaines personnes seraient présentes. Naturellement, je ratai mon coup. Doublement.
Me déplaçant sur la pointe des pieds avec précaution pour rester discrète, je lâchais un glapissement de surprise lorsqu’une voix grave qui ne m’était pas étrangère résonna comme de bien entendu sur ma droite puisque mon regard était orienté de l’autre côté.
— Je peux savoir ce que tu trafiques ?
Je tournai si vite la tête dans sa direction que mon cou regimba. Ce qui ne m’empêcha nullement de foudroyer Axir des yeux.
— En dehors de faire une crise cardiaque, vous voulez dire ? bougonnai-je, pressant ma main sur mon cœur comme si cela avait eu la possibilité d’en calmer les battements désordonnés.
Le démon croisa lentement ses bras sur son torse, leva un sourcil et m’observa comme l’aurait fait n’importe quel tuteur prenant sa pupille en flagrant délit de désobéissance ou d’école buissonnière et peu enclin à faire preuve de mansuétude.
Innocente, je devais néanmoins avoir l’air de quelqu’un cherchant à toute allure un mensonge plausible pour se justifier. Axir attendit patiemment d’entendre quelle excuse allait franchir mes lèvres.
— Je faisais un tour, répondis-je en haussant les épaules. On est chez vous ici ? demandai-je ensuite.
— Effectivement, articula-t-il un peu abruptement. Disposition rendue nécessaire par ta bêtise.
— Ma bêtise ? m’offusquai-je.
Axir décroisa ses bras et m’attrapa au niveau du biceps.
— Tu as démoli le bouclier, gronda-t-il.
Sous le coup d’une colère que je ne comprenais pas, car dirigée contre moi alors que je n’avais rien fait de mal, les iris d’Axir semblaient avoir pratiquement perdu toute couleur. C’était assez déstabilisant. Et terrifiant.
— Non, mais vous débloquez à plein régime ! m’exclamai-je en tentant de décrocher un à un ses doigts et de le freiner dans son intention de m’emmener de force je ne sais où. Je n’ai rien fait. Pas exprès en tout cas. Il a explosé par la faute de Voan, me défendis-je. Et lâchez-moi !
Axir s’immobilisa et me regarda droit dans les yeux.
Brrr. Un tel regard, digne du plus performant des détecteurs de mensonges, ça faisait vraiment froid dans le dos !
Je sus qu’il me croyait, ou m’accordait au moins le bénéfice du doute lorsque son visage s’adoucit et qu’un peu de couleur habita de nouveau ses iris.
— Très bien, murmura-t-il. Nous en discuterons tout à l’heure. Comment te sens-tu ?
— Ça va, marmonnai-je. Combien de temps…
— Deux jours…
Tant que ça ?!
— Tu te sens aussi d’attaque pour affronter ce qui t’attend au salon ? reprit Axir.
Mon cœur rata un battement.
— Comment ça, ce qui m’attend ? m’inquiétai-je, fronçant les sourcils et bien entendu envisageant le pire.
— Je te fais un topo : Siatris est fou d’angoisse et en colère, Madimi ne vaut guère mieux, Sio et Voan sont là. Accompagnés.
Quelle situation de rêve ! Pile-poil ce dont j’avais besoin. Ce n’était pas le pire, mais pas le pied non plus.
— Ça va aller ? s’enquit Axir.
— Faudra bien, soupirai-je. Mais je voudrais savoir une chose. Voan a réellement laissé entendre que tout ça était de ma faute ?
Ça, ça me restait vraiment en travers de la gorge tout de même.
— Plus ou moins. Il n’a pas bien compris ce qui s’est passé en réalité.
— Moi si ! m’exclamai-je. Et rien ne serait arrivé, du moins pas de cette façon, s’il n’avait pas tenté d’effacer certains de mes souvenirs de force, maugréai-je. Mais Téli m’a informée que…
— Quand ça ?
— Lorsque j’étais inconsciente. Il m’a dit que le bouclier n’aurait pas tardé à céder de toute façon.
— Je voulais dire : quand Voan a-t-il fait cette tentative ?
— Il a sauté sur l’occasion dès qu’il l’a pu. Dans la pièce aveugle. Vous allez le punir ? fis-je ensuite pleine d’une espérance un peu mauvaise.
Axir eut un de ces sourires bienveillants que l’on adresse en général aux enfants naïfs.
— Non.
— Dommage. Mais au fait pourquoi tout le monde a été rapatrié ici ?
— Chaque chose en son temps. Tu dînes, nous discuterons de tout ceci après.