Rayon de Lune
Chapitre 1
Comme toutes les nuits depuis maintenant presque deux cents ans, Tristan se réveilla en sursaut. Couvert de sueur, les jambes empêtrées dans ses draps tirebouchonnés, il poussa un rugissement sauvage qui se mua en un hurlement si chargé de détresse que quiconque l’eût entendu en aurait eu le cœur brisé. Ce cauchemar revenait chaque nuit, toujours le même, systématiquement identique au précédent, et à celui d’avant, comme si une malédiction l’obligeait à revivre le sacrifice de son frère Gaïlen pour l’éternité. Pourtant Tristan ne croyait pas aux malédictions. Sans doute l’aurait-il dû.
Des humains au courant de la nature profonde de Tristan, l’auraient immanquablement traité de monstre, prompts comme ils l’étaient à condamner ce qu’ils ne connaissent ni ne comprennent. Tristan n’avait jamais souhaité être autre chose, mais l’eût-il désiré de toute son âme, cela n’aurait eu aucune conséquence. À dire vrai, il était même fier de n’être pas totalement humain. Ou plus exactement, d’être plus qu’un homme, sans pour autant se permettre de juger cette race imbue d’elle-même ne manquant jamais de décider qui avait le droit de vivre sur cette terre… ou pas. Lui savait pourquoi il était ce qu’il était, de même que tous les membres de sa famille – ce qu’il en restait du moins – et s’accommodait fort bien de la situation qui n’avait toutefois pas été toujours facile.
Tristan passa une main sur son visage, essuyant la sueur qui y refroidissait puis d’un geste las, repoussa les boucles brunes collées à son front. Ce rêve récurrent avait au moins un avantage : l’aider à ne pas renier le vœu qu’il avait formulé comme une promesse faite à son frère disparu. Par loyauté envers Gaïlen, il avait purement et simplement renoncé à aimer une femme, quelle qu’elle soit. En effet, tous leurs malheurs – presque tous, pour être honnête – avaient été causés par une petite créature humaine qui avait conduit Gaïlen au bord de la folie la plus funeste et manqué de peu de détruire les deux frères. En mémoire de son aîné autant que pour se protéger lui-même, il s’était donc juré de ne jamais se laisser circonvenir par une femelle.
Tristan avait toujours plus ou moins considéré l’amour comme une perte de temps, mais depuis le drame, il le concevait comme un poison sournois aliénant peu à peu sa victime, l’enchaînant et l’obligeant à endurer d’atroces souffrances inutiles dont souvent l’entourage du malheureux pâtissait également. Pire, c’était un sentiment tyrannique qui réduisait en esclavage quiconque en était affligé.
Le renoncement de Tristan lui avait certainement été beaucoup plus aisé à supporter dans le temps que pour n’importe lequel membre de son espèce en raison du pacte qu’il avait conclu, même s’il n’avait pas obtenu tout ce qu’il avait souhaité.
Lorsqu’il avait accepté le marché le liant au démon ne cessant d’intervenir dans la vie de sa famille depuis des temps très anciens, Tristan avait sollicité de ne jamais être victime de ce sentiment méprisable et dangereux qu’était la passion. Ce don du ciel ne lui avait pas été accordé. En revanche, la possibilité de ne pas reconnaître celle qui lui était destinée dans cette existence, fût-elle assise sur ses genoux, lui avait été consentie. C’était une chance considérable ne le mettant toutefois pas à l’abri de tous dangers. Mais Tristan avait tenu bon jusqu’ici, réduisant encore les risques en s’abstenant de côtoyer d’autres personnes que celles composant sa famille. Pourtant, ces derniers temps, il était d’humeur mélancolique, comme si son âme réclamait son dû. À mesure que les années s’écoulaient, il sentait son cœur se durcir, Tristan devenait de plus en plus exigeant et irascible avec les siens. Il en souffrait et n’était que trop conscient qu’eux aussi, même s’ils n’osaient le lui faire remarquer. Exception faite de Rogan qui quant à lui ne le craignait pas le moins du monde et ne ratait jamais une occasion de le pousser à bout, le provoquer, lui rappelant en outre sempiternellement son devoir : la survie de sa famille justement... se sacrifier à son tour, donc.
Cette idée le faisait frémir. Tristan ne pouvait compter ni sur Emma ni sur Mathilde, malheureusement stériles, pour apporter le sang neuf dont ils avaient tous désespérément besoin. Rogan lui avait donc conseillé de se chercher une femelle humaine. Tristan s’était insurgé, néanmoins conscient que c’était la seule solution. Rogan avait raison, comme toujours ; seule une femme humaine serait à même de renouveler le sang fatigué de son clan. Et lui seul pouvait se charger de cette corvée qui l’écœurait presque. Non pas qu’il soit impuissant, bien au contraire. Tristan était doté de solides appétits charnels que Mathilde se faisait un plaisir de satisfaire, même sans être sa compagne officielle. Être sa maîtresse ne lui procurait cependant aucun avantage particulier au sein du clan, elle le faisait volontiers, mais aurait-elle haï Tristan qu’elle n’aurait eu d’autre choix qu’obéir.
— Trouve-la toi, cette fille, puisque tu es si malin ! avait hurlé Tristan lors de sa dernière conversation avec Rogan, se laissant une fois de plus dominer par son caractère emporté et sa colère, rajoutant en serrant les dents qu’il le maudissait.
Le petit sourire narquois que lui avait alors décoché son familier ne cessait de le tourmenter. Tristan était persuadé que Rogan allait lui dégoter la femelle la plus horrible, la moins attirante, et ce, uniquement pour lui jouer un mauvais tour. Tel était le sens de l’humour tout à fait particulier de Rogan.
Cet horripilant individu avait été imposé à Tristan lorsqu’il avait contracté son pacte libérateur. Rogan se disait lui-même être un familier, à l’instar de Méphisto pour le Docteur Faust. Sa mission, outre celle de conseiller et assister Tristan, était également de lui rappeler en permanence le contrat qui le liait et ce faisant, qu’il devait rester à disposition de son infernal associé. Lorsque Tristan s’était enquis de la nature réelle de Rogan, ce dernier lui avait répondu qu’il était, en quelque sorte, une création originale tenant à la fois du démon et de lui. Tristan n’avait pas cherché à en apprendre plus, mais leur longue cohabitation leur avait permis de tisser des liens que lui qualifiait volontiers d’amicaux sans savoir toutefois si ce sentiment était réciproque. Toujours est-il que si Tristan oubliait parfois l’origine en partie démoniaque de son ami, celui-ci prenait un malin plaisir à le lui rappeler.
La plupart du temps, le familier avait l’apparence d’un splendide jeune homme aux surprenants yeux violets, mais il n’était pas exceptionnel de croiser de parfaits inconnus dans les couloirs de la demeure. Rogan aimait la beauté et ne se privait jamais de se faire plaisir, se transformant en créatures de rêve, mâles ou femelles. Cependant, la métamorphose n’était pas le seul pouvoir à la disposition de cet être surnaturel. Rogan était extrêmement intelligent, d’une finesse rare, qualités auxquelles s’ajoutaient également une perversité totalement assumée et une propension à taquiner portant prodigieusement sur les nerfs de son ami. C’était un peu comme si Rogan connaissait Tristan bien mieux que lui-même ou qu’il avait été créé à partir de la parcelle que Tristan avait sciemment abandonnée.
C’était peut-être bien cela après tout.
Tristan jeta un coup d’œil à son réveil. Trois heures du matin. Soupirant profondément, il décida d’essayer de se rendormir. Après avoir remis un peu d’ordre dans son lit dévasté, il s’installa à plat ventre, le visage tourné vers la fenêtre de sa chambre et leva les yeux vers le croissant de lune s’élevant au-dessus de la cime des arbres entourant la propriété.
— Tu ne me fais pas peur, grogna-t-il à l’intention de l’astre nocturne. Je suis plus fort que toi.
Comme pour répondre à cette provocation, la Lune se cacha un instant derrière un nuage pour réapparaître, Tristan en aurait juré, deux fois plus lumineuse, presque menaçante. Tristan ferma les paupières et sombra dans un profond sommeil qu’il espérait sans rêve.
*
Sélène s’installa au volant de sa voiture et boucla sa ceinture.
— En route pour l’aventure ! s’exclama-t-elle joyeusement.
La jeune femme n’aimait rien tant que cet aspect de son travail : les recherches sur le terrain. Si elle supportait facilement les mois passés dans son bureau, toute à la rédaction de ses textes, les périodes où elle parcourait la France la ravissaient.
La maison d’édition pour laquelle elle travaillait actuellement les avait chargés, ses collègues et elle, de répertorier les légendes des régions du pays. La Bourgogne, et plus particulièrement le Morvan, lui avait été attribuée. Elle avait remercié le ciel pour cela. Non seulement, elle connaissait un peu la contrée pour y avoir séjourné en vacances chez ses grands-parents, mais elle avait de plus échappé à des départements où le travail serait plus ardu en raison du nombre effarant de croyances ou de traditions toujours dans les mémoires, comme la Bretagne, ou encore dans certains secteurs où ses confrères auraient des difficultés à trouver autre chose que ce pourquoi ils étaient réputés, comme la Lozère, anciennement appelée Gévaudan.
Sélène gloussa sans honte à l’idée des ennuis que Marc et Nathalie, ayant respectivement hérité de la Lozère et du Finistère, n’allaient pas manquer de rencontrer. Paresseuse comme elle l’était, Nathalie se sentirait très vite dépassée. Sélène n’aurait quant à elle « que » des histoires de pierres levées, de diables, fantômes, êtres chimériques et autres loups à se mettre sous la dent, ce qui était déjà pas mal.
Sélène n’était pas méchante, bien au contraire, mais avait beaucoup de mal à supporter ces deux-là qui adoptaient systématiquement un comportement hautain, voire humiliant avec elle.
La jeune femme avait fait sienne cette ligne de conduite : laisser glisser sur elle le jugement d’autrui, rire de ce qui n’était pas grave et rester elle-même. Sa nature enjouée la faisait souvent passer pour une fille un peu simplette, chose dont elle s’accommodait d’autant plus volontiers qu’ainsi elle avait une paix royale. À tel point d’ailleurs que sa vie sociale et sentimentale était un désert absolu. Sélène souriait intérieurement lorsqu’il lui arrivait de surprendre des conversations la concernant, ses collègues féminines l’ayant cataloguée innocente et chaste au prétexte qu’elle n’avait jamais été vue en galante compagnie ou qu’elle ne se vantait pas de ses aventures.
Si vous cherchiez à me connaître, vous découvririez à quel point vous êtes loin du compte, pensait-elle alors. Et ce n’est pas parce que je ne suis pas belle, que je n’ai pas le physique qu’il faut, que ma vie sexuelle est inexistante.
À trente ans, Sélène était une jeune femme particulièrement équilibrée et saine. Elle savait ce qu’elle voulait, c’est-à-dire vivre comme elle l’entendait, était sérieuse lorsqu’elle le devait et traversait son existence paisiblement. Elle ne cherchait pas l’amour à tout prix, persuadée que c’était lui qui la trouverait si tel était son destin. Cela ne l’empêchait pas de souffrir malgré tout de sa solitude. Et s’il lui arrivait parfois de désespérer, son optimisme naturel reprenait rapidement le dessus.
Vérifiant mentalement qu’elle n’avait rien oublié, Sélène examina machinalement son maquillage dans le rétroviseur, rencontrant son doux regard vert évoquant une forêt, sans doute la seule chose qu’elle appréciait chez elle, jugeant le reste de ses appâts on ne peut plus communs. Encore que ses yeux expressifs s’avéraient incapables de dissimuler ce qu’elle ressentait lorsqu’elle regardait quelqu’un ; elle aurait parfois souhaité qu’il en soit autrement.
Balayant cette idée d’un haussement d’épaules désinvolte, elle démarra.
Sélène avait décidé de commencer ses investigations par le Morvan et pour ce faire avait loué une ravissante chambre d’hôte en pleine campagne, non loin du site archéologique de Bibracte qu’elle espérait avoir le temps de visiter encore. Elle pourrait alors se rendre compte de l’avancement des fouilles, s’offrir une longue balade en forêt, prendre quelques photos de ces hêtres anciens dont les racines noueuses créaient d’étonnantes sculptures végétales et conféraient au paysage une atmosphère magique. Les « Queules » comme on les appelait là-bas. Puis, parvenue en haut de la colline, elle se laisserait séduire par le panorama de la vallée, se recueillerait sans doute sur la période historique liée à ce lieu presque mythique, rendant ainsi hommage aux valeureux guerriers ayant jadis tenté de lutter contre l’invasion romaine. Lorsqu’elle arriverait à Autun, il lui faudrait d’abord résister à la tentation de s’y arrêter pour, une fois encore, faire des photos de la cathédrale, y entrer et réfléchir quant à l’authenticité de la relique qu’elle abritait. Ensuite, elle prendrait sur elle également de ne pas dévier de sa route pour aller voir ce qu’il restait des ruines du Temple de Janus – probablement l’un des dieux qu’elle préférait dans la mythologie romaine.
Sélène n’était pas croyante, n’avait foi en aucune religion particulière, mais se sentait proche de ceux que l’on appelait païens parce qu’ils révéraient la nature plus sûrement que les monothéistes selon elle. Son manque de foi ne l’empêchait pourtant pas de considérer la nature comme une magicienne ne cessant de l’étonner. Et Sélène aimait être émerveillée, apprendre et comprendre. C’était sans doute pourquoi elle acceptait facilement toutes ces choses prétendument étranges dont on entendait parfois parler. Et probablement grâce à cela aussi qu’elle excellait dans son travail, toute légende ayant, à son avis, un fond de vérité.
Sélène n’eut à s’arrêter qu’une fois, contrainte de soulager sa vessie, pause dont elle profita pour boire un café serré. La nuit tombait tôt et ce début de février était glacial. Elle avait hâte d’arriver, l’expresso ne l’ayant réchauffée que momentanément et peu aidée à lutter contre une indolence née de la monotonie du trajet.
La jeune femme avait allumé ses phares depuis une heure environ et ralentit tant l’obscurité était profonde sur cette portion de route traversant une forêt dense. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire, sentit ses paupières papillonner et sa tête basculer en avant. Elle se reprit aussitôt, consciente de s’être endormie une micro seconde. Mais il était déjà trop tard, elle ne put empêcher la voiture de se diriger droit vers le fossé bordant la chaussée.
Le choc ne fut pas violent, mais Sélène mit du temps à réaliser ce qui lui arrivait. La ceinture de sécurité avait fait son office en la protégeant. Son véhicule, assez ancien, n’était pas équipé d’airbags ; elle se félicita tout de même d’avoir levé le pied en pénétrant sur cette route sombre. S’en sortant sans aucune blessure ni contusion, elle se détacha et alluma les feux de détresse avant d’ouvrir la portière. C’est alors qu’elle constata que sa voiture penchait curieusement sur la droite. S’en extrayant avec précaution, elle fit le tour du véhicule pour s’apercevoir qu’effectivement les deux roues du côté droit étaient dans le vide.
Reprenant place derrière le volant, elle passa la marche arrière. Rien. Elle réitéra l’opération plusieurs fois, sans succès.
— Merde ! lâcha-t-elle.
S’armant d’une lampe torche, Sélène attrapa son blouson sur le siège arrière puis l’enfila rapidement avant de ressortir. Elle frissonna, tant à cause du froid piquant de la nuit qu’en raison du choc. Marchant jusqu’à l’arrière de sa voiture, elle en éclaira les roues tout en se demandant comme elle allait se sortir de ce mauvais pas. Elle n’était pas assez forte pour la faire bouger toute seule.
— Merde, merde, merde, soupira-t-elle encore.
Ne sachant trop que faire, elle récupéra son sac à main dans l’habitacle et y repêcha son mobile. Elle n’avait plus qu’à contacter un garage des environs, en espérant qu’il y ait encore quelqu’un dans les locaux, pour réclamer une dépanneuse. Optimiste comme toujours, avant toute chose, elle scruta l’obscurité avec l’espoir d’apercevoir les phares d’une voiture. Rien à droite. Rien à gauche.
Elle était seule dans des ténèbres presque totales, à côté d’un bois qui lui parut soudain hostile, menaçant. S’adossant avec précaution à la carrosserie, Sélène ouvrit son portable pour se connecter au net et chercher le numéro d’un garage. Elle écarquilla ses yeux avant même que son doigt n’ait effleuré la moindre touche du clavier.
— Oh non ! s’exclama-t-elle.
Il n’y avait pas de réseau, son téléphone ne captait rien. Rien du tout.
Sélène se sentit désespérée durant quelques secondes, pendant que son cerveau fonctionnait à toute allure. Ne lui restaient que deux solutions : passer la nuit dans sa voiture au risque d’être percutée par un autre véhicule ne l’ayant pas vue dans le pire des cas ou finir gelée jusqu’aux os dans le meilleur, soit partir chercher de l’aide. Optant pour la seconde, elle ferma la voiture à clé. Répugnant à laisser toutes ses affaires dans le coffre, elle ne pouvait cependant pas s’encombrer de tous ses bagages, d’autant qu’elle n’avait aucune idée de la distance à parcourir avant de rencontrer âme qui vive. Ses sacs contenaient la presque totalité de ses vêtements, mais aussi son ordinateur portable, quelques livres, ses notes… Finalement, elle s’empara de l’un d’eux dans lequel elle rajouta le portable, referma le coffre, à clé également, et se mit en route.
Prenant la direction qu’elle aurait normalement suivie sans ce petit accident, balayant le chemin avec la lampe, Sélène marcha lentement pour ménager ses forces pour le cas où elle aurait plusieurs kilomètres à parcourir. Braquant régulièrement le faisceau de la torche au cœur de la forêt, elle n’avait pas fait plus de cinq cents mètres, qu’un sentier s’ouvrit sur sa droite. S’arrêtant à l’entrée de la voie, elle l’éclaira et entrevit un portail bloquant la route, à une vingtaine de mètres d’elle.
— Super, s’exclama-t-elle tout haut. Qui dit portail, dit propriété, donc maison. A priori.
S’engageant lentement sur le chemin traversant les bois, Sélène s’immobilisa devant la grille en fer forgé qu’elle essaya d’ouvrir.
— Fermé à clé. Normal.
Levant les yeux pour en évaluer la hauteur, elle se jugea incapable de l’escalader pour passer de l’autre côté. Enfin si, elle aurait pu grimper, mais aurait alors risqué de se blesser, notamment si elle se réceptionnait mal en voulant redescendre.
Promenant le faisceau de sa lampe de part et d’autre de la grille, elle constata que la propriété n’était ceinte que d’un treillage plus symbolique que réellement dissuasif. La jeune femme longea le grillage qui disparaissait dans la forêt, sans le lâcher, à la recherche d’une éventuelle ouverture. Au bout d’une vingtaine de mètres, elle décida d’en éprouver la résistance, n’ayant aucune intention de s’enfoncer plus avant dans la végétation. Un vigoureux coup de pied parvint à tordre le fin mur de fer, quelques coups supplémentaires en eurent raison. Elle espérait que le propriétaire des lieux ne lui en voudrait pas trop pour les dommages causés. Au pire, elle proposerait de le réparer elle-même.
Sélène se félicita d’avoir préféré des chaussures de marche, chaudes et confortables à ses bottes de ville. Enjambant sans problème la clôture, la jeune femme revint sur ses pas pour retrouver le chemin de terre et se remit en route. À peu près à une dizaine de mètres du portail, le sentier tournait à 90 degrés sur la droite pour faire de même sur la gauche environ 20 mètres plus loin. Se représentant mentalement le schéma du trajet parcouru, elle se rendit compte que, s’il y avait une maison au bout du chemin, celle-ci serait totalement invisible depuis la route départementale. Elle se demanda vaguement si cela était voulu ou pas.
Sélène n’était pas peureuse, mais ne put s’empêcher d’accélérer son allure, prise d’une angoisse aussi infondée que soudaine.
Infondée ?
Peut-être pas tant que cela, songea-t-elle. Cette forêt a des yeux, j’en jurerais.
Ne percevant aucun bruit, la jeune femme se sentit soudain oppressée par ce silence quasi surnaturel. C’est presque au pas de course qu’elle déboucha devant un grand porche arrondi percé dans un haut mur de pierres. L’ouverture donnait sur la cour intérieure d’une demeure, pour ce qu’elle pouvait en voir. Rassurée par cette preuve de présence humaine, elle s’avança calmement et poussa un long soupir de soulagement, se rendant compte alors qu’elle avait dû retenir sa respiration. L’air glacial lui fit mal aux poumons, mais cela n’était pas important. Elle était sauvée.
Aucune des fenêtres de la maison qui se dressait devant elle n’était éclairée, mais elle vit tout au fond de la cour sur sa droite, brillant comme un phare dans la nuit, un rectangle de lumière se découpant dans l’obscurité. Attirée comme un papillon, elle se dirigea vers la porte ouverte où la silhouette d’un homme, très grand, s’encadra. Elle aperçut le bout rougeoyant de sa cigarette lorsqu’il en aspira une bouffée.
Comme toutes les nuits depuis maintenant presque deux cents ans, Tristan se réveilla en sursaut. Couvert de sueur, les jambes empêtrées dans ses draps tirebouchonnés, il poussa un rugissement sauvage qui se mua en un hurlement si chargé de détresse que quiconque l’eût entendu en aurait eu le cœur brisé. Ce cauchemar revenait chaque nuit, toujours le même, systématiquement identique au précédent, et à celui d’avant, comme si une malédiction l’obligeait à revivre le sacrifice de son frère Gaïlen pour l’éternité. Pourtant Tristan ne croyait pas aux malédictions. Sans doute l’aurait-il dû.
Des humains au courant de la nature profonde de Tristan, l’auraient immanquablement traité de monstre, prompts comme ils l’étaient à condamner ce qu’ils ne connaissent ni ne comprennent. Tristan n’avait jamais souhaité être autre chose, mais l’eût-il désiré de toute son âme, cela n’aurait eu aucune conséquence. À dire vrai, il était même fier de n’être pas totalement humain. Ou plus exactement, d’être plus qu’un homme, sans pour autant se permettre de juger cette race imbue d’elle-même ne manquant jamais de décider qui avait le droit de vivre sur cette terre… ou pas. Lui savait pourquoi il était ce qu’il était, de même que tous les membres de sa famille – ce qu’il en restait du moins – et s’accommodait fort bien de la situation qui n’avait toutefois pas été toujours facile.
Tristan passa une main sur son visage, essuyant la sueur qui y refroidissait puis d’un geste las, repoussa les boucles brunes collées à son front. Ce rêve récurrent avait au moins un avantage : l’aider à ne pas renier le vœu qu’il avait formulé comme une promesse faite à son frère disparu. Par loyauté envers Gaïlen, il avait purement et simplement renoncé à aimer une femme, quelle qu’elle soit. En effet, tous leurs malheurs – presque tous, pour être honnête – avaient été causés par une petite créature humaine qui avait conduit Gaïlen au bord de la folie la plus funeste et manqué de peu de détruire les deux frères. En mémoire de son aîné autant que pour se protéger lui-même, il s’était donc juré de ne jamais se laisser circonvenir par une femelle.
Tristan avait toujours plus ou moins considéré l’amour comme une perte de temps, mais depuis le drame, il le concevait comme un poison sournois aliénant peu à peu sa victime, l’enchaînant et l’obligeant à endurer d’atroces souffrances inutiles dont souvent l’entourage du malheureux pâtissait également. Pire, c’était un sentiment tyrannique qui réduisait en esclavage quiconque en était affligé.
Le renoncement de Tristan lui avait certainement été beaucoup plus aisé à supporter dans le temps que pour n’importe lequel membre de son espèce en raison du pacte qu’il avait conclu, même s’il n’avait pas obtenu tout ce qu’il avait souhaité.
Lorsqu’il avait accepté le marché le liant au démon ne cessant d’intervenir dans la vie de sa famille depuis des temps très anciens, Tristan avait sollicité de ne jamais être victime de ce sentiment méprisable et dangereux qu’était la passion. Ce don du ciel ne lui avait pas été accordé. En revanche, la possibilité de ne pas reconnaître celle qui lui était destinée dans cette existence, fût-elle assise sur ses genoux, lui avait été consentie. C’était une chance considérable ne le mettant toutefois pas à l’abri de tous dangers. Mais Tristan avait tenu bon jusqu’ici, réduisant encore les risques en s’abstenant de côtoyer d’autres personnes que celles composant sa famille. Pourtant, ces derniers temps, il était d’humeur mélancolique, comme si son âme réclamait son dû. À mesure que les années s’écoulaient, il sentait son cœur se durcir, Tristan devenait de plus en plus exigeant et irascible avec les siens. Il en souffrait et n’était que trop conscient qu’eux aussi, même s’ils n’osaient le lui faire remarquer. Exception faite de Rogan qui quant à lui ne le craignait pas le moins du monde et ne ratait jamais une occasion de le pousser à bout, le provoquer, lui rappelant en outre sempiternellement son devoir : la survie de sa famille justement... se sacrifier à son tour, donc.
Cette idée le faisait frémir. Tristan ne pouvait compter ni sur Emma ni sur Mathilde, malheureusement stériles, pour apporter le sang neuf dont ils avaient tous désespérément besoin. Rogan lui avait donc conseillé de se chercher une femelle humaine. Tristan s’était insurgé, néanmoins conscient que c’était la seule solution. Rogan avait raison, comme toujours ; seule une femme humaine serait à même de renouveler le sang fatigué de son clan. Et lui seul pouvait se charger de cette corvée qui l’écœurait presque. Non pas qu’il soit impuissant, bien au contraire. Tristan était doté de solides appétits charnels que Mathilde se faisait un plaisir de satisfaire, même sans être sa compagne officielle. Être sa maîtresse ne lui procurait cependant aucun avantage particulier au sein du clan, elle le faisait volontiers, mais aurait-elle haï Tristan qu’elle n’aurait eu d’autre choix qu’obéir.
— Trouve-la toi, cette fille, puisque tu es si malin ! avait hurlé Tristan lors de sa dernière conversation avec Rogan, se laissant une fois de plus dominer par son caractère emporté et sa colère, rajoutant en serrant les dents qu’il le maudissait.
Le petit sourire narquois que lui avait alors décoché son familier ne cessait de le tourmenter. Tristan était persuadé que Rogan allait lui dégoter la femelle la plus horrible, la moins attirante, et ce, uniquement pour lui jouer un mauvais tour. Tel était le sens de l’humour tout à fait particulier de Rogan.
Cet horripilant individu avait été imposé à Tristan lorsqu’il avait contracté son pacte libérateur. Rogan se disait lui-même être un familier, à l’instar de Méphisto pour le Docteur Faust. Sa mission, outre celle de conseiller et assister Tristan, était également de lui rappeler en permanence le contrat qui le liait et ce faisant, qu’il devait rester à disposition de son infernal associé. Lorsque Tristan s’était enquis de la nature réelle de Rogan, ce dernier lui avait répondu qu’il était, en quelque sorte, une création originale tenant à la fois du démon et de lui. Tristan n’avait pas cherché à en apprendre plus, mais leur longue cohabitation leur avait permis de tisser des liens que lui qualifiait volontiers d’amicaux sans savoir toutefois si ce sentiment était réciproque. Toujours est-il que si Tristan oubliait parfois l’origine en partie démoniaque de son ami, celui-ci prenait un malin plaisir à le lui rappeler.
La plupart du temps, le familier avait l’apparence d’un splendide jeune homme aux surprenants yeux violets, mais il n’était pas exceptionnel de croiser de parfaits inconnus dans les couloirs de la demeure. Rogan aimait la beauté et ne se privait jamais de se faire plaisir, se transformant en créatures de rêve, mâles ou femelles. Cependant, la métamorphose n’était pas le seul pouvoir à la disposition de cet être surnaturel. Rogan était extrêmement intelligent, d’une finesse rare, qualités auxquelles s’ajoutaient également une perversité totalement assumée et une propension à taquiner portant prodigieusement sur les nerfs de son ami. C’était un peu comme si Rogan connaissait Tristan bien mieux que lui-même ou qu’il avait été créé à partir de la parcelle que Tristan avait sciemment abandonnée.
C’était peut-être bien cela après tout.
Tristan jeta un coup d’œil à son réveil. Trois heures du matin. Soupirant profondément, il décida d’essayer de se rendormir. Après avoir remis un peu d’ordre dans son lit dévasté, il s’installa à plat ventre, le visage tourné vers la fenêtre de sa chambre et leva les yeux vers le croissant de lune s’élevant au-dessus de la cime des arbres entourant la propriété.
— Tu ne me fais pas peur, grogna-t-il à l’intention de l’astre nocturne. Je suis plus fort que toi.
Comme pour répondre à cette provocation, la Lune se cacha un instant derrière un nuage pour réapparaître, Tristan en aurait juré, deux fois plus lumineuse, presque menaçante. Tristan ferma les paupières et sombra dans un profond sommeil qu’il espérait sans rêve.
*
Sélène s’installa au volant de sa voiture et boucla sa ceinture.
— En route pour l’aventure ! s’exclama-t-elle joyeusement.
La jeune femme n’aimait rien tant que cet aspect de son travail : les recherches sur le terrain. Si elle supportait facilement les mois passés dans son bureau, toute à la rédaction de ses textes, les périodes où elle parcourait la France la ravissaient.
La maison d’édition pour laquelle elle travaillait actuellement les avait chargés, ses collègues et elle, de répertorier les légendes des régions du pays. La Bourgogne, et plus particulièrement le Morvan, lui avait été attribuée. Elle avait remercié le ciel pour cela. Non seulement, elle connaissait un peu la contrée pour y avoir séjourné en vacances chez ses grands-parents, mais elle avait de plus échappé à des départements où le travail serait plus ardu en raison du nombre effarant de croyances ou de traditions toujours dans les mémoires, comme la Bretagne, ou encore dans certains secteurs où ses confrères auraient des difficultés à trouver autre chose que ce pourquoi ils étaient réputés, comme la Lozère, anciennement appelée Gévaudan.
Sélène gloussa sans honte à l’idée des ennuis que Marc et Nathalie, ayant respectivement hérité de la Lozère et du Finistère, n’allaient pas manquer de rencontrer. Paresseuse comme elle l’était, Nathalie se sentirait très vite dépassée. Sélène n’aurait quant à elle « que » des histoires de pierres levées, de diables, fantômes, êtres chimériques et autres loups à se mettre sous la dent, ce qui était déjà pas mal.
Sélène n’était pas méchante, bien au contraire, mais avait beaucoup de mal à supporter ces deux-là qui adoptaient systématiquement un comportement hautain, voire humiliant avec elle.
La jeune femme avait fait sienne cette ligne de conduite : laisser glisser sur elle le jugement d’autrui, rire de ce qui n’était pas grave et rester elle-même. Sa nature enjouée la faisait souvent passer pour une fille un peu simplette, chose dont elle s’accommodait d’autant plus volontiers qu’ainsi elle avait une paix royale. À tel point d’ailleurs que sa vie sociale et sentimentale était un désert absolu. Sélène souriait intérieurement lorsqu’il lui arrivait de surprendre des conversations la concernant, ses collègues féminines l’ayant cataloguée innocente et chaste au prétexte qu’elle n’avait jamais été vue en galante compagnie ou qu’elle ne se vantait pas de ses aventures.
Si vous cherchiez à me connaître, vous découvririez à quel point vous êtes loin du compte, pensait-elle alors. Et ce n’est pas parce que je ne suis pas belle, que je n’ai pas le physique qu’il faut, que ma vie sexuelle est inexistante.
À trente ans, Sélène était une jeune femme particulièrement équilibrée et saine. Elle savait ce qu’elle voulait, c’est-à-dire vivre comme elle l’entendait, était sérieuse lorsqu’elle le devait et traversait son existence paisiblement. Elle ne cherchait pas l’amour à tout prix, persuadée que c’était lui qui la trouverait si tel était son destin. Cela ne l’empêchait pas de souffrir malgré tout de sa solitude. Et s’il lui arrivait parfois de désespérer, son optimisme naturel reprenait rapidement le dessus.
Vérifiant mentalement qu’elle n’avait rien oublié, Sélène examina machinalement son maquillage dans le rétroviseur, rencontrant son doux regard vert évoquant une forêt, sans doute la seule chose qu’elle appréciait chez elle, jugeant le reste de ses appâts on ne peut plus communs. Encore que ses yeux expressifs s’avéraient incapables de dissimuler ce qu’elle ressentait lorsqu’elle regardait quelqu’un ; elle aurait parfois souhaité qu’il en soit autrement.
Balayant cette idée d’un haussement d’épaules désinvolte, elle démarra.
Sélène avait décidé de commencer ses investigations par le Morvan et pour ce faire avait loué une ravissante chambre d’hôte en pleine campagne, non loin du site archéologique de Bibracte qu’elle espérait avoir le temps de visiter encore. Elle pourrait alors se rendre compte de l’avancement des fouilles, s’offrir une longue balade en forêt, prendre quelques photos de ces hêtres anciens dont les racines noueuses créaient d’étonnantes sculptures végétales et conféraient au paysage une atmosphère magique. Les « Queules » comme on les appelait là-bas. Puis, parvenue en haut de la colline, elle se laisserait séduire par le panorama de la vallée, se recueillerait sans doute sur la période historique liée à ce lieu presque mythique, rendant ainsi hommage aux valeureux guerriers ayant jadis tenté de lutter contre l’invasion romaine. Lorsqu’elle arriverait à Autun, il lui faudrait d’abord résister à la tentation de s’y arrêter pour, une fois encore, faire des photos de la cathédrale, y entrer et réfléchir quant à l’authenticité de la relique qu’elle abritait. Ensuite, elle prendrait sur elle également de ne pas dévier de sa route pour aller voir ce qu’il restait des ruines du Temple de Janus – probablement l’un des dieux qu’elle préférait dans la mythologie romaine.
Sélène n’était pas croyante, n’avait foi en aucune religion particulière, mais se sentait proche de ceux que l’on appelait païens parce qu’ils révéraient la nature plus sûrement que les monothéistes selon elle. Son manque de foi ne l’empêchait pourtant pas de considérer la nature comme une magicienne ne cessant de l’étonner. Et Sélène aimait être émerveillée, apprendre et comprendre. C’était sans doute pourquoi elle acceptait facilement toutes ces choses prétendument étranges dont on entendait parfois parler. Et probablement grâce à cela aussi qu’elle excellait dans son travail, toute légende ayant, à son avis, un fond de vérité.
Sélène n’eut à s’arrêter qu’une fois, contrainte de soulager sa vessie, pause dont elle profita pour boire un café serré. La nuit tombait tôt et ce début de février était glacial. Elle avait hâte d’arriver, l’expresso ne l’ayant réchauffée que momentanément et peu aidée à lutter contre une indolence née de la monotonie du trajet.
La jeune femme avait allumé ses phares depuis une heure environ et ralentit tant l’obscurité était profonde sur cette portion de route traversant une forêt dense. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire, sentit ses paupières papillonner et sa tête basculer en avant. Elle se reprit aussitôt, consciente de s’être endormie une micro seconde. Mais il était déjà trop tard, elle ne put empêcher la voiture de se diriger droit vers le fossé bordant la chaussée.
Le choc ne fut pas violent, mais Sélène mit du temps à réaliser ce qui lui arrivait. La ceinture de sécurité avait fait son office en la protégeant. Son véhicule, assez ancien, n’était pas équipé d’airbags ; elle se félicita tout de même d’avoir levé le pied en pénétrant sur cette route sombre. S’en sortant sans aucune blessure ni contusion, elle se détacha et alluma les feux de détresse avant d’ouvrir la portière. C’est alors qu’elle constata que sa voiture penchait curieusement sur la droite. S’en extrayant avec précaution, elle fit le tour du véhicule pour s’apercevoir qu’effectivement les deux roues du côté droit étaient dans le vide.
Reprenant place derrière le volant, elle passa la marche arrière. Rien. Elle réitéra l’opération plusieurs fois, sans succès.
— Merde ! lâcha-t-elle.
S’armant d’une lampe torche, Sélène attrapa son blouson sur le siège arrière puis l’enfila rapidement avant de ressortir. Elle frissonna, tant à cause du froid piquant de la nuit qu’en raison du choc. Marchant jusqu’à l’arrière de sa voiture, elle en éclaira les roues tout en se demandant comme elle allait se sortir de ce mauvais pas. Elle n’était pas assez forte pour la faire bouger toute seule.
— Merde, merde, merde, soupira-t-elle encore.
Ne sachant trop que faire, elle récupéra son sac à main dans l’habitacle et y repêcha son mobile. Elle n’avait plus qu’à contacter un garage des environs, en espérant qu’il y ait encore quelqu’un dans les locaux, pour réclamer une dépanneuse. Optimiste comme toujours, avant toute chose, elle scruta l’obscurité avec l’espoir d’apercevoir les phares d’une voiture. Rien à droite. Rien à gauche.
Elle était seule dans des ténèbres presque totales, à côté d’un bois qui lui parut soudain hostile, menaçant. S’adossant avec précaution à la carrosserie, Sélène ouvrit son portable pour se connecter au net et chercher le numéro d’un garage. Elle écarquilla ses yeux avant même que son doigt n’ait effleuré la moindre touche du clavier.
— Oh non ! s’exclama-t-elle.
Il n’y avait pas de réseau, son téléphone ne captait rien. Rien du tout.
Sélène se sentit désespérée durant quelques secondes, pendant que son cerveau fonctionnait à toute allure. Ne lui restaient que deux solutions : passer la nuit dans sa voiture au risque d’être percutée par un autre véhicule ne l’ayant pas vue dans le pire des cas ou finir gelée jusqu’aux os dans le meilleur, soit partir chercher de l’aide. Optant pour la seconde, elle ferma la voiture à clé. Répugnant à laisser toutes ses affaires dans le coffre, elle ne pouvait cependant pas s’encombrer de tous ses bagages, d’autant qu’elle n’avait aucune idée de la distance à parcourir avant de rencontrer âme qui vive. Ses sacs contenaient la presque totalité de ses vêtements, mais aussi son ordinateur portable, quelques livres, ses notes… Finalement, elle s’empara de l’un d’eux dans lequel elle rajouta le portable, referma le coffre, à clé également, et se mit en route.
Prenant la direction qu’elle aurait normalement suivie sans ce petit accident, balayant le chemin avec la lampe, Sélène marcha lentement pour ménager ses forces pour le cas où elle aurait plusieurs kilomètres à parcourir. Braquant régulièrement le faisceau de la torche au cœur de la forêt, elle n’avait pas fait plus de cinq cents mètres, qu’un sentier s’ouvrit sur sa droite. S’arrêtant à l’entrée de la voie, elle l’éclaira et entrevit un portail bloquant la route, à une vingtaine de mètres d’elle.
— Super, s’exclama-t-elle tout haut. Qui dit portail, dit propriété, donc maison. A priori.
S’engageant lentement sur le chemin traversant les bois, Sélène s’immobilisa devant la grille en fer forgé qu’elle essaya d’ouvrir.
— Fermé à clé. Normal.
Levant les yeux pour en évaluer la hauteur, elle se jugea incapable de l’escalader pour passer de l’autre côté. Enfin si, elle aurait pu grimper, mais aurait alors risqué de se blesser, notamment si elle se réceptionnait mal en voulant redescendre.
Promenant le faisceau de sa lampe de part et d’autre de la grille, elle constata que la propriété n’était ceinte que d’un treillage plus symbolique que réellement dissuasif. La jeune femme longea le grillage qui disparaissait dans la forêt, sans le lâcher, à la recherche d’une éventuelle ouverture. Au bout d’une vingtaine de mètres, elle décida d’en éprouver la résistance, n’ayant aucune intention de s’enfoncer plus avant dans la végétation. Un vigoureux coup de pied parvint à tordre le fin mur de fer, quelques coups supplémentaires en eurent raison. Elle espérait que le propriétaire des lieux ne lui en voudrait pas trop pour les dommages causés. Au pire, elle proposerait de le réparer elle-même.
Sélène se félicita d’avoir préféré des chaussures de marche, chaudes et confortables à ses bottes de ville. Enjambant sans problème la clôture, la jeune femme revint sur ses pas pour retrouver le chemin de terre et se remit en route. À peu près à une dizaine de mètres du portail, le sentier tournait à 90 degrés sur la droite pour faire de même sur la gauche environ 20 mètres plus loin. Se représentant mentalement le schéma du trajet parcouru, elle se rendit compte que, s’il y avait une maison au bout du chemin, celle-ci serait totalement invisible depuis la route départementale. Elle se demanda vaguement si cela était voulu ou pas.
Sélène n’était pas peureuse, mais ne put s’empêcher d’accélérer son allure, prise d’une angoisse aussi infondée que soudaine.
Infondée ?
Peut-être pas tant que cela, songea-t-elle. Cette forêt a des yeux, j’en jurerais.
Ne percevant aucun bruit, la jeune femme se sentit soudain oppressée par ce silence quasi surnaturel. C’est presque au pas de course qu’elle déboucha devant un grand porche arrondi percé dans un haut mur de pierres. L’ouverture donnait sur la cour intérieure d’une demeure, pour ce qu’elle pouvait en voir. Rassurée par cette preuve de présence humaine, elle s’avança calmement et poussa un long soupir de soulagement, se rendant compte alors qu’elle avait dû retenir sa respiration. L’air glacial lui fit mal aux poumons, mais cela n’était pas important. Elle était sauvée.
Aucune des fenêtres de la maison qui se dressait devant elle n’était éclairée, mais elle vit tout au fond de la cour sur sa droite, brillant comme un phare dans la nuit, un rectangle de lumière se découpant dans l’obscurité. Attirée comme un papillon, elle se dirigea vers la porte ouverte où la silhouette d’un homme, très grand, s’encadra. Elle aperçut le bout rougeoyant de sa cigarette lorsqu’il en aspira une bouffée.