LE TABLEAU
Extraits
Chapitre 1. Le Dandy (Jean Béraud)
Séraphine avait d’autres occupations que lui. C’est-à-dire autres que celles de l’admirer et se languir de lui entre chacune de ses visites. Intolérable !
(...)
Les yeux gris de Narcisse virèrent à l’orage. Pour un peu, sa moustache en croc soigneusement cirée en aurait frémi d’indignation.
(...)
Si elle l’avait pu sans risquer de réels problèmes, Séraphine aurait souffleté l’impudent. À l’écouter, il avait payé pour obtenir ses faveurs. Hormis quelques petits cadeaux, à peine quelques babioles qu’elle se ferait un plaisir de lui rendre, elle n’avait rien gagné à fréquenter cet homme. Pas même un orgasme.
Chapitre 2. Avenue Parisienne (Jean Beraud)
En dépit de l’abri des voûtes, la luminosité lui fit plisser les paupières lorsque son regard erra sur la Place de Rivoli ; elle observa un instant la danse désordonnée des fiacres avant de lever les yeux sur la statue équestre rutilante se dressant fièrement au centre de la place.
Si la canicule perdurait, Jeanne d’Arc serait cuite une seconde fois et finirait par fondre, songea-t-elle. Mais tous les Parisiens et tous les touristes l’auraient fait avant elle.
Chapitre 3. Intérieur d’un atelier avec poêle (Gustave Caillebotte)
— Je pensais réaliser une série de tableaux et récréer, comme Monsieur Monet avec ses cathédrales, le jeu des différentes lumières du jour, répondit-elle enfin avec un sourire en le rejoignant.
— Et sur quoi cette lumière jouerait-elle ? Seulement sur ce lit ou sur un corps ? Celui d’une femme ? D’un homme ? Un couple, peut-être ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas trouvé de modèle suffisamment...
— Beau ?
— Hors du commun, rectifia la jeune femme.
Rectification valant mensonge. Elle en avait un sous le nez. Seulement, Gabriel ne devait pas être homme à accepter de servir de modèle. Pas le genre de modèle auquel elle pensait en tout cas.
Chapitre 4. Vue sur Paris de Montmartre (Vincent Van Gogh)
C’était une illusion. Loin d’être aussi lourdaud qu’il voulait le laisser croire, Arthur avait immédiatement compris la situation. Comme il avait saisi ce qu’impliquait le rose fardant les joues de Séraphine. La jeune femme le savait, parce qu’elle le connaissait, mais surtout parce la malice pétillait dans ses beaux yeux azur. En outre, résister à la tentation d’enquiquiner un bourgeois était au-dessus de ses forces. D’une manière générale. Alors avec un spécimen comme Gabriel...
(...)
La tension emplit la pièce, crépita entre les deux mâles, se répercuta aussi chez Séraphine qui se crispa. Le ton de Gabriel n’avait laissé que peu de doute quant à ce qu’il pensait de l’arrivée d’Arthur : une ingérence insupportable dans ses affaires. Car rien n’indiquait que son intervention ait trait à une quelconque question de rivalité la concernant ; il pouvait tout autant s’agir d’un problème de courtoisie ou d’un conflit à naître entre deux hommes qui appartenaient à deux mondes opposés.
(...)
Après un coup d’œil à Gabriel destiné à s’assurer qu’il avait son attention, (il l’avait) Arthur referma ses deux mains sur la taille de son amie, l’attira à lui d’un geste vif, s’inclina sur elle et déposa un baiser sur sa joue. Ses lèvres n’y restèrent pas ; glissant jusqu’à son oreille pour une halte et quelques mots murmurés, elles migrèrent vers son cou. Là. Sur cette petite zone si douce et si sensible, juste sous l’oreille.
Alors, Arthur leva lentement les yeux vers Gabriel, certain qu’il les observait toujours.
Elle était là l’ultime provocation. Le bleu de midi narguant l’outremer du crépuscule.
Chapitre 5. Nature morte aux cerises (Henri Fantin-Latour)
Sa patience fut récompensée par un effleurement sur ses lèvres, tiède et humide, un tout petit brin de licence envoyant une flèche de désir directement dans son bas-ventre. Il en aurait ronronné. Comme il aurait pu la laisser ensuite le découvrir à son rythme. Au lieu de quoi, il prit sa bouche avec avidité après que sa main eut rampé sur sa nuque, l’autre descendant jusqu’à un sein, plein, chaud et ferme sous sa paume. Gabriel la sentit se figer une demi-seconde, puis se tendre contre lui, agripper le revers de sa veste pour l’attirer à elle et surtout accepter son invasion, répondant aux caresses de sa langue avec une sensualité inouïe.
Elle avait un goût de cerise, sucrée et acidulée... Un savoureux petit fruit, tendre et ferme.
(...)
— Alors, ça vous intéressera p’t’êt’ d’savoir qu’alle a un sacré tempérament, laissa entendre Arthur en s’éloignant d’un pas nonchalant.
Sacré bon sang !
Gabriel n’avait vraiment pas besoin, ni envie non plus, que quiconque évoque les dispositions naturelles de Séraphine. Pas alors qu’il ne songeait qu’à remonter chez elle pour apaiser ce foutu feu d’enfer qu’elle avait allumé dans ses veines.
Suivant le jeune apollon des yeux, il se surprit à écouter la mélodie qu’il sifflotait.
Le temps des cerises...
Gabriel aurait juré qu’il s’agissait là d’un message.
Une confidence ou un avertissement ?
Chapitre 6. Le lapin agile (Maurice Utrillo)
Sur les murs de la modeste auberge culottés par la fumée du poêle et patinés par les années, des dessins un peu coquins avaient remplacé les portraits des premiers temps d’assassins notoires tels que le célèbre Ravaillac ou Troppmann, responsable d’un massacre qui avait défrayé la chronique. De même, la clientèle peu fréquentable d’alors jouant aussi bien du surin que de l’eustache avait laissé place à une compagnie également haute en couleur, mais davantage bon enfant. Il n’était pas rare d’y croiser Bruant accompagné d’autres figures de la Butte et les concerts amateurs des samedis et dimanches apportaient leur lot de curieux ou autres dénicheurs de talents.
(...)
« À ma campagne » portait bien son nom. Loin du tumulte nocturne parisien tout en lumière, couleurs et bulles de champagne, le cabaret montmartrois faisait figure de douce oasis bucolique. Ce soir-là plus que les autres, songea Séraphine alors que ses pensées s’égaraient vers Gabriel.
Que faisait-il ? Était-il attablé à l’occasion d’un dîner mondain, invité à un bal ? Courtisait-il une belle Dame bien comme il faut ou passait-il sa soirée à son club ?
Chapitre 7. L'attente (Jean Beraud)
L’inspiration était une créature par trop versatile et susceptible pour que l’on puisse se permettre de la trop malmener. Quoiqu’elle imaginait fort bien son modèle capable de séduire sa muse elle-même.
S’il daignait arriver un jour.
Deux heures avaient sonné et de Gabriel point.
Lasse de guetter les attelages par la fenêtre, la jeune femme s’était donc assise à son tabouret et contrainte au calme pour réfléchir à la proposition qu’il lui avait faite.
(...)
Gabriel n’avait cessé de penser à ce rendez-vous depuis qu’il avait quitté Séraphine, s’attachant à imaginer la jeune femme dans un nombre assez impressionnant de situations, vêtue ou non. Occupation des plus plaisantes, mais surtout rendue nécessaire par l’impact incroyable de la demoiselle sur ses appétits. Cette précaution lui apparaissait comme une vaccination essentielle contre la rage charnelle l’ayant pris la veille. Il refusait de la laisser le surprendre de nouveau, voulait rester maître du jeu comme il l’avait toujours été.
Chapitre 8. Torse ou demi-figure peinte (William Bouguereau)
Après cinq boutons, l’échancrure de la chemise ne dévoilait pas encore les méplats de ses muscles pectoraux, mais Séraphine voyait déjà le renflement qui marquait leur naissance. Se mordant la lèvre inférieure en une mimique qui trahissait un peu trop son désir de glisser sa main sous le tissu pour caresser la légère toison qu’elle découvrait, elle poursuivit vaille que vaille son déboutonnage qui s’arrêta dès qu’elle atteignit son nombril.
Sous peine de voir le peu de sang-froid qui lui restait l’abandonner définitivement, la jeune femme prit sur elle de ne pas non plus laisser son regard s’attarder sur la peau qu’elle venait tout juste de dénuder ou les poils auréolant son ombilic, et se redressa afin d’observer le résultat de son début de mise en scène.
Elle en fut toute remuée.
(...)
Gabriel était si puissamment animal et viril que c’en était déraisonnable. Un autre que lui aurait sans doute fait figure de brute. Lui évoquait plutôt un grand fauve, ou un étalon peut-être, racé, fougueux. Mais surtout, comment, au prétexte que sa chemise se trouvait seulement ouverte, un homme aussi socialement décent pouvait-il paraître si charnel, immoral, et correspondre aussi bien à la créature dont elle voulait lui faire endosser la nature ?
Combien d’artistes pouvaient se vanter d’avoir un jour pu poser les yeux sur une œuvre d’art de chair et de sang ? Un chef-d’œuvre vivant capable d’ensorceler la toile et qu’elle brûlait d’animer sous ses doigts.
Chapitre 9. Inspiration (William Bouguereau)
Comme la créature qu’il figurait aurait pu le faire d’une forêt dense et sombre, le souvenir de l’œuvre avait surgi du fin fond de la mémoire de Séraphine lorsqu’elle avait cherché la meilleure manière de représenter Gabriel, s’imposant à la façon d’une évidence.
(...)
Gabriel avait de très belles mains, soignées, élégantes et souples mais vigoureuses. Elles possédaient cette divine perfection dont Le Bernin avait doté celles de son Pluton. Mais Séraphine n’était pas Proserpine, n’était certainement pas de marbre non plus et rêvait de sentir ses longs doigts parcourir sa peau, palper sa chair, la caresser, la faire vibrer, vivre.
Chapitre 10. La volupté (Madeleine Lemaire)
Cela faisait plus d’une heure qu’il bandait et… non, en réalité, il était en érection depuis la veille. Certes, il aurait fait un avatar tout à fait honorable du dieu Priape, tant du point de vue de son état que de sa taille et ses appétits, mais surtout se trouvait prisonnier d’une tension physique et psychique inouïe depuis leur rencontre. Il ne cessait de penser à elle, à ce qu’ils n’avaient pas fait… à ce qu’il voulait faire maintenant. Cela n’avait rien de tendre ni même de convenable.
(...)
Mieux valait pour le chemisier que Gabriel se contente de la regarder faire ; il n’en aurait pas donné cher sinon. Peut-être aurait-il dû après tout, car la jeune femme prit son temps et s’interrompit avant les derniers boutons. Il réprima un grognement. Sa contrariété s’atténua pourtant lorsqu’il constata qu’elle avait seulement changé d’avis et entrepris de se débarrasser plutôt de son caleçon d’homme.
Diable !
L’avait-il trouvé indécent ?
Gabriel manqua de s’étrangler, submergé par un accès de désir à la vue du linge de rien qu’il lui avait caché, merveilleusement impudique.
(...)
S’efforçant de tempérer le volcan qu’elle réveillait, à moins qu’il ne s’agisse de l’animal, verrouillant ses poings à s’en faire blanchir les articulations, Gabriel pencha la tête en avant pour regarder la petite main sur lui. Il y avait quelque chose de magnifiquement dépravé dans l’image qu’offraient ses doigts enroulés autour de son membre, celle d’une fleur blanche et délicate corrompue par l’énergie la plus sombre et primitive qui soit. Pas étonnant que le symbole lui plaise autant.
Chapitre 11. La liseuse (Jean-Jacques Henner)
Séraphine observait la même immobilité que Gabriel. Faute de voir ses yeux, elle s’était abîmée dans la contemplation de ses lèvres n’exprimant pour l’heure aucune émotion.
Il en allait autrement en ce qui la concernait.
Rapportée à la courbe sensuelle de sa lèvre supérieure, l’expression « arc de cupidon » portait divinement son nom. Quoique Séraphine ait été harponnée par le pouvoir d’Éros et non celui du pâle angelot qu’on avait fait de lui. Le trait avait été vif, ardent, implacable. Elle désirait cet homme, plus qu’elle n’en avait convoité aucun, mais il était vrai qu’elle n’avait jamais rencontré personne qui lui ressemble, quiconque qui soit aussi puissant, aussi puissamment viril, aussi virilement fascinant et attirant.
(...)
Il y avait toutefois une bonne dose de provocation dans cette posture qui ne lui cachait absolument rien de sa virile anatomie. Gabriel portait si fièrement les armes… et son sexe à lui tout seul était un véritable hymne au désir, digne un dithyrambe, pas moins. Hélas, elle n’avait aucun talent pour manier les mots. Tant pis. Elle pouvait lui rendre hommage de maintes autres manières. Et, c’était décidé, après ses fesses, elle croquerait son magnifique membre sans plus se soucier de décence que lui.
— Je te désirais trop pour cela, l’informa-t-il encore en lui tendant la main, geste qui l’arracha à ses projets d’étude anatomique…
Oh bon, très bien : à ses excitants projets de dessins pornographiques et autres desseins érotiques.
Chapitre 12. Femme rousse nue accroupie (Henri de Toulouse-Lautrec)
— Ne bouge pas, ordonna-t-il, déplorant mentalement entendre le désir enrouer sa voix.
Voir Gabriel se laisser lentement descendre entre ses jambes écartées saisit Séraphine plus sûrement que l’ordre. Mais le résultat fut le même.
Seulement, s’il la touchait maintenant, elle ne tiendrait pas une seule seconde. Elle avait besoin d’un tout petit peu de temps, de….
— Gabriel, appela-t-elle dans un souffle, sans vraiment savoir ce qu’elle invoquerait ; n’importe quoi pourvu qu’il la laisse reprendre un peu ses esprits. Tu as…. Enfin, il faut que je…
Le jeune homme parvenu à mi-chemin de son but s’immobilisa et leva les yeux vers elle. Y brillait un mélange de malice et de luxure positivement indécent, signe qu’il avait deviné ce qu’elle avait essayé de dire. Séraphine s’empourpra violemment.
Chapitre 13. Rolla (Henri Gervex)
Ses yeux en suivirent toutes les courbes, longeant la ligne de son cou délicat jusqu’à une épaule pour descendre sur le galbe d’un sein, celle, sinueuse, formée par sa taille et l’arrondi de sa hanche ; il marqua une pause sur la cambrure de ses reins qui annonçait la naissance d’une croupe qu’il savait désormais divine. C’était un bien joli tableau qu’elle lui offrait dans l’abandon du sommeil. S’il avait eu le moindre talent, il l’aurait peinte ainsi et aurait peut-être titré son œuvre : « L’origine du plaisir »… ou juste : « Femme ».
Chapitre 14. Boulevard de Clichy (Vincent Van Gogh)
La nuit était encore jeune mais le boulevard fourmillait de vie. Et accueillait un nombre impressionnant de cabarets, tous plus singuliers les uns que les autres, certains plus fameux que d’autres.
Gabriel n’aurait vu aucun inconvénient à accompagner Séraphine au cabaret des Quat’z’Arts ou encore au Moulin Rouge pour une coupe de champagne dans un cadre joyeusement excentrique, mais ne se voyait pas passer sa soirée avec elle au « Néant » par exemple. Une autre fois peut-être. Lorsqu’il saurait comment elle se comportait une fois mise dans certaines situations.
(...)
C’est pourquoi il n’avait pas plus l’intention de s’attabler au « Grand Café de la Place Pigalle », très poétiquement rebaptisé et pour des raisons encore sujettes à discussion « Le Rat Mort ». Comme d’autres établissements, parmi ses habitués il comptait son lot de figures, peintres, sculpteurs, acteurs, figurantes ou modèles d’atelier, joueurs de cartes ou de billard y causant art et littérature. En leur temps, Verlaine et Rimbaud l’avaient fréquenté, mais l’on se souvenait sans doute surtout de ce jour où, sans raison, ivre, par envie d’un jeu vicieux ou pris d’un accès de violence, Arthur blessa sérieusement son amant au couteau, au poignet, puis à la cuisse.
Chapitre 15. Nu à la psyché (Henri Gervex)
La fenêtre latérale de l’atelier n’était qu’un rectangle mauve annonçant le lever du jour près duquel se tenait la jeune femme, nue. Plongée dans une observation attentive de son esquisse restée sur le chevalet, elle lui avait offert la vue la plus troublante qui soit. Certes, il avait un goût prononcé pour toutes ses courbes et sa chevelure qui ruisselait jusque bas dans son dos attirait l’attention sur celles de sa croupe se plaçant au rang de ses favorites. Mais c’était la scène en elle-même qui l’avait troublé.
Chapitre 16. Scène de rue à Montmartre (Louis Abel Truchet)
L’homme avait de quoi impressionner avec son grand chapeau mou vissé sur la tête dont il se servait parfois pour dissimuler son regard perçant, ses hautes pommettes et sa barbe de patriarche, mais la jeune femme ne le craignait pas. Elle s’était toujours imaginé qu’une vie un peu triste ou solitaire, en tout cas difficile, se cachait derrière ses airs bourrus. Elle n’avait jamais osé le demander. Mais après tout, peut-être était-ce simplement dans son caractère.
S’il semblait passer le plus clair de son temps posté immobile et vigilant à l’entrée de sa caverne d’Ali Baba, assis sur son tabouret, brûle-gueule au bec, ses clients les plus fidèles savaient comment l’animer. Il suffisait de lui demander son programme politique lorsqu’il se présenterait aux élections pour obtenir un siège à la chambre des députés.
(...)
Colombophile passionné, l’homme vivait avec ses oiseaux, littéralement puisqu’ils partageaient sa cabane avec eux, car, disait-il, comme eux, ses idées tournoyaient et voletaient sans cesse.
Nul ne savait donc à quoi son surnom faisait référence exactement. À la seconde vie offerte au bric-à-brac qu’il récupérait çà et là puis proposait à la vente ? Ou à la rumeur prétendant que ses pigeons lui rapportaient des informations sur l’au-delà après qu’il les eut envoyés survoler au-dessus du cimetière tout proche ? Si incertitude il y avait, elle ne concernait que les renseignements glanés, car il était indéniable que les pigeons de Constant Daléchamps fréquentaient le cimetière.
(...)
Séraphine ignorait si Constant Daléchamps verrait un jour ses rêves se réaliser ; elle se disait qu’en attendant, il devait retirer une grande fierté à admirer sa trentaine d’oiseaux prendre son envol, à regarder la volée tricolore exécuter des figures au-dessus de la butte.
C’est un oiseau d’une autre espèce qui ce jour-là informa Séraphine des derniers potins du quartier.
Arthur fourrageait dans une boîte remplie de vieux papiers pendant qu’elle fouillait une caisse pleine de nippes, coincée entre un empilage de chaises et une petite table disparaissant sous une montagne de cadres anciens.
Chapitre 17. Une soirée au Pre-cattelan (Gervex)
Séraphine accepta volontiers le bras que Gabriel lui présentait. Le jeune homme ne commit pas l’erreur d’imputer sa spontanéité à l’agrément de s’exhiber avec lui au risque d’être prise pour… pour celle qu’elle ne souhaitait pas être. Il n’y avait qu’à la regarder pour comprendre qu’elle n’était en cet instant qu’une promeneuse disposée à se laisser charmer et à profiter du moment.
(...)
Portée par le timbre riche de Gabriel, l’imagination de Séraphine s’était chargée de créer un substitut à cette visite, même si elle n’avait pas les connaissances astronomiques nécessaires pour placer les étoiles à leurs places. Était-ce si important après tout tant qu’elles s’y trouvaient dans la réalité ? Et elle aimait bien cette vision qui donnait à son esprit les couleurs des Nuit Étoilée de Vincent Van Gogh. Un bleu qui lui en rappelait un autre et dont elle aurait volontiers coloré ses jours et ses nuits.
Chapitre 18. La tour Eiffel (Georges Seurat)
Concentrés sur leur différend, ils avaient complètement oublié les illuminations.
Les centaines d’ampoules s’allumant comme sous la baguette d’une fée les détournèrent de leur conversation.
Un murmure appréciateur unanime s’éleva de l’assistance.
L’on pouvait dire ce que l’on voulait sur la tour Eiffel, la qualifier de profanation de Paris, de vile cheminée d’usine ou de monstruosité, lui renier un style, détester la rudesse de sa dentelle grise et ses gros boulons en guise de plumetis, ses lignes épurées s’élançant dans le ciel nocturne sobrement soulignées par un simple sentier d’étoiles était un spectacle magnifique, magique, élégant.
Chapitre 19. Les coquelicots (Van Gogh)
— Parce que le petit pavot des champs a la couleur de la passion, rectifia Gabriel avec un sourire qui la chavira. Parce qu’il est comme toi, à la fois modeste et éclatant, délicat et robuste, qu’il n’a besoin de personne pour fleurir. Et parce qu’il est la fleur du rêve.
Chapitre 20. Un coin de table (Henri Fantin-Latour)
Quittant le lit, Arthur alla reposer la brosse sur la table de toilette, puis revint se poster près de la couche, bien en face de Séraphine toujours assise en tailleur au milieu du matelas, ôta sa large ceinture rouge et commença à déboutonner sa chemise.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle dans un souffle.
Question rhétorique. Ses yeux grands ouverts prouvaient s’il en était besoin qu’elle savait parfaitement ce qu’il faisait, pourquoi il le faisait et surtout que ça ne la laissait pas indifférente.
(...)
— Arthur, souffla-t-elle lorsqu’il s’attaqua aux boutons de son pantalon.
— Quoi ? Tu n’as pas envie ?
Interrogation de pure forme, là encore. Ses yeux avaient suivi le trajet de ses mains et s’étaient rivés sur ses doigts. Si elle ne l’en empêchait pas, d’ici deux boutons elle aurait une jaillissante et orgueilleuse preuve que lui avait très envie d’elle.
— Si.
Ouf ! ... Non, zut !
Chapitre 21. Lucifer (Franz von Stuck)
Séraphine ne croyait pas à l’enfer de l’Église.
Ceux qui se dissimulaient sous le joli manteau de lumière et de paillettes de Paris étaient bien suffisants pour qu’il soit besoin d’aller en inventer un autre. Ils se nichaient un peu partout. Dans la pauvreté, la maladie et la faim, dans le travail, celui des adultes et des enfants, dans les cadences inhumaines et les journées trop longues, dans la misère morale, intellectuelle, sexuelle. Enfer de l’alcool ou de l’opium, de la violence et du crime, de la Justice impitoyable et de l’injustice. Sans oublier l’enfer où la phallocratie jetait les femmes.
(...)
L’enfer aux portes duquel Séraphine avait été conviée à se rendre et qui se dressait devant elle était sans doute le plus réputé et le plus étonnant que comptait la Capitale.
Chapitre 22. Carte Poste "La Fronde" (Georges Mouton)
Mais elle avait poursuivi sa route et Gabriel était reparti vers la sienne. Pas avant d’avoir découvert ce qui l’avait conduite dans le quartier de la chaussée d’Antin toutefois, rue Saint-Georges pour être exact, surtout réputée pour la maison close de luxe qu’elle accueillait. Mais Séraphine ne se rendait pas « Chez Marguerite » ; elle s’était dirigée vers l’autre tronçon de la rue. Poussé par la curiosité, Gabriel l’avait suivie à bonne distance.
Des deux journaux ayant leurs sièges rue Saint-Georges, presque en vis-à-vis, ce fut dans les locaux du plus décrié que Séraphine avait pénétré.
Chapitre 23. Dans les coulisses (Félicien Rops)
Séraphine, se rendit-il compte, n’avait pas fait le moindre effort vestimentaire. Sa jupe noire et sa blouse grise n’étaient pas sans rappeler la tenue terne des ouvrières dont Paris regorgeait, et la jeune femme ne devait sa seule note d’éclat qu’à sa chevelure. D’ailleurs, elle était en cheveux, à peine coiffée, voire échevelée, comme si elle était déterminée à rentrer chez elle au plus vite.
(...)
Dans cette lumière du soir conférant à ses iris émeraude cette espèce de lactescence du jade et incendiant sa chevelure, Séraphine était époustouflante. Le jeune homme se fit la réflexion qu’il ne l’avait sans doute jamais vue aussi belle et authentique, aussi franche sur celle qu’elle était : sauvageonne et délicate. Il écrasa impitoyablement son envie de la prendre dans ses bras entre ses poings.
(...)
Elle se fit la remarque que leurs vies respectives ressemblaient sans doute au contenu des verres que le garçon venait de déposer devant eux. Celle de Gabriel devait être aussi dorée et joyeusement agitée que le champagne dansant dans sa coupe. La sienne était aussi commune et calme que le vin blanc qu’elle avait choisi. Et bientôt, comme le petit verre ballon, elle se couvrirait de condensation à cause du froid. De buée ou de givre ?
Chapitre 24. Élégante aux oiseaux (Louis Anquetin)
Ni la distance ni les lanternes de la voiture ne permettaient de bien distinguer leurs visages dans la lumière incertaine du crépuscule, mais leurs silhouettes en disaient long. Aucun homme ne portait de haut-de-forme dans le haut Montmartre ou le maquis, aucune femme n’y portait d’élégant chapeau de taille aussi immodeste arborant non pas une aile d’hirondelle, ornement à la mode si reconnaissable, mais trois.
(...)
Satisfaite d’avoir choqué la belle dame avec cette affreuse vérité, Séraphine retrouva un peu de mesure et fit un pas en arrière. Bien que l’élégante représente à peu près tout ce qu’elle n’aimait pas chez certaines de ses semblables, la jeune femme ne comptait pas s’en prendre physiquement à elle ni lui arracher son chapeau. Séraphine n’était pas une personne violente, même si la beauté raffinée et délicate lui donnait envie de griffer.
Chapitre 25. Le désespéré (Gustave Courbet)
Gabriel ne suivit Arthur que du regard tandis que celui-ci gagnait l’estrade. Son but était évident. Tout sauf certain d’avoir envie de découvrir le travail en cours de Séraphine – surtout si c’était pour constater qu’il s’agissait d’un autre tableau érotique de son voyou – et eu égard à ce qu’il ressentait, il craignait de ne pas le supporter. Et d’en venir aux mains.
Mais lorsque le jeune homme fit pivoter le chevalet pour l’orienter vers lui, Gabriel commença à entrevoir un début de réponse.
(...)
Embarrassé et troublé, le cœur en déroute, se sentant méprisable et humble tout à coup, Gabriel passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— C’est ainsi qu’elle me voit, articula-t-il tout bas pour lui-même.
— C’est ainsi qu’elle vous rêve, vous désire et vous aime.
Gabriel n’en croyait rien. Ce tableau n’était pas une preuve d’amour, mais une revanche, une punition.
Chapitre 26. Pygmalion et Galatée (Jean-Léon Gerôme)
Il n’avait pas non plus envisagé que la jeune femme puisse se montrer si mordante et méprisante. Insolente et belliqueuse aussi.
Sur ce point en particulier, rien n’avait changé. Quand il était près d’elle, ou pas du reste, quand il pensait à elle, sa queue n’en faisait qu’à sa tête et se dressait. Inutile de mentir de toute façon. Elle avait les yeux rivés sur son entrejambe.
(...)
Un voile de tendresse glissa sur le visage de la jeune femme. Il n’en fallait guère plus pour qu’une jalousie acide se greffe à l’angoisse de Gabriel ; il dut prendre sur lui de ne pas grogner.
— Qui t’a parlé de l… de ça ?
— Arthur, répondit laconiquement Gabriel.
— Vous n’avez rien en commun ! protesta Séraphine avec une virulence qui le blessa plus encore. Il est peut-être aussi beau que toi, mais lui m’aime et me respecte. Il ne me reproche rien quand je peins durant des heures, il adore poser pour moi et aussi quand je…
Chapitre 27. Le Minotaure (George Frederic Watts
Gabriel n’avait pas particulièrement envie d’évoquer son culte personnel, ni de parler tout court du reste, mais Séraphine paraissait avoir besoin de comprendre. Le comprendre lui. Au moins, n’était-elle pas indisposée. Il prit un instant pour rassembler ses idées, et rattraper celles qui s’étaient égarées sur un sentier le poussant à lui fournir des explications pratiques plutôt que théoriques.
(...)
— Tu te souviens quand je t’ai dit croire au plaisir ? lui demanda Gabriel.
Séraphine hocha la tête, une toute petite lueur commençant à faire jour dans son esprit.
Son regard fut un brin plus éloquent.
Oh oui, elle se souvenait de cette délicieuse soirée, se remémorait si bien le moment même que ses pupilles se dilatèrent. Gabriel faillit sourire. Par orgueil, il en conviendrait volontiers, mais surtout parce que Séraphine lui rappelait, s’il en était besoin, qu’elle était aussi charnelle que sensible.
Chapitre 28. Femme nue allongée sur un lit (Giovani Boldoni)
Leur lit improvisé lui évoquait un autel païen élevé pour célébrer la chair. Et elle… Superbe, émouvante et excitante, femme, avec sa chevelure d’or rouge ruisselant sur ses épaules, son buste et ses bras, et cette mèche coquine dont la pointe courbe s’accrochait à l’un de ses mamelons, elle avait en cet instant tout d’une Vénus de quelque maître florentin ou vénitien. Ou plutôt d’une Ève sensuelle et lascive. La sienne. Une femme déjà tentée plus encline à se frotter au serpent qu’à Adam ou tout homme lambda qui ne verrait jamais en elle qu’une excroissance de son être propre.
Question excroissance, Gabriel était déjà suffisamment pourvu, affligé d’une érection monumentale comme seul son ange savait lui en provoquer.
Chapitre 29. L'origine de la guerre (Orlan)
Le regard de Gabriel tomba sur elle, littéralement. Un regard sombre et intense qui la fit frissonner.
— Non, ma belle. Je ne me fais aucun souci pour mes érections. Sauf à devoir ne plus jamais débander, ajouta-t-il avec un mouvement de sourcils coquin. Et pour en revenir à ce dont nous parlions tout à l’heure, je me demande quel serait l’effet sur moi si je te servais de modèle pour un nu en érection. Je suis certain que ce serait très intéressant.
Chapitre 30. Le château de Blonay (Courbet)
Décidément bien mystérieux ce soir-là, Gabriel lui demanda de patienter un instant dans la voiture.
Elle en profita pour se rajuster, replaça son étole sur ses épaules et attendit, plus ou moins sagement ; privée de Gabriel, mais toujours sous l’emprise du désir qu’il avait fait naître, son esprit s’ingénia à essayer de deviner quelle nouvelle polissonnerie avait germé dans le sien.
La porte de l’attelage se rouvrit enfin sur la haute silhouette de son compagnon. Gabriel lui tendit galamment la main pour l’aider à descendre.
— C’est ça, ta surprise ? s’exclama Séraphine, aussi déçue que stupéfaite.
Chapitre 31. Roses foncées sur fond clair (Fantin-Latour)
— Le Château des Brouillards ? haleta-t-elle sous le coup d’un mélange d’anxiété et d’incrédulité.
Pas de peur, mais cela pouvait venir.
— Tu n’as rien à craindre, mon ange, s’empressa de la rassurer Gabriel ; il ne pouvait qu’avoir perçu ou entendu son trouble, ou l’avoir déjà prévu. Il n’y a personne, pas de soirée cette nuit, mais nous avons l’autorisation d’y pénétrer.
Épilogue. Oh Calcutta ! Calcutta (Clovis Trouille)
Il y avait autre chose, encore. Un magnétisme inouï se dégageait de l’œuvre. Et de l’homme. Quelque chose vous poussant à…
Sans même s’en rendre compte, Stella tendit une main pour effleurer la toile, comme si cela avait eu le pouvoir de faire descendre les yeux de ce mec incroyablement séduisant et fascinant sur elle.
— N’y touchez pas, murmura une voix grave à son oreille.
(...)
— Pourquoi ne faut-il pas y toucher ? s’enquit-elle alors. La peinture n’est pas sèche ? railla-t-elle.
— La peinture à l’huile ne sèche pas, lui apprit-on. Elle durcit.
Était-ce elle et sa tournure d’esprit naturellement coquine ou il y avait eu comme un énorme sous-entendu dans l’intonation du dernier mot ?